Alors qu’à l’approche de l’événement lyrique de l’année – la première de la nouvelle production d’Anna Bolena –, Heute et Kronen Zeitung passent en revue à tour de rôle les garde-robes respectives d’Anna Netrebko et d’Elina Garanča, que la file d’attente des Stehplätze frémit déjà et que l’ÖRF mobilise la moitié de ses caméras pour la prochaine rediffusion télévisée, il ne fallait pour rien au monde céder à l’enthousiasme irrationnel des Viennois et manquer la très belle production de Rodelinda. Certes, Danielle de Niese a réussi entre deux répétitions à poser pour le magazine féminin Madonna en robe de princesse, mais il y avait bien plus à voir que cela au Theater an der Wien.
Une distribution de haute volée d’abord. Philippe Jaroussky ou Lawrence Zazzo n’ont qu’à bien se tenir : on l’annonce depuis quelques temps déjà, mais Bejun Mehta est certainement le contre-ténor que la frénésie baroque contemporaine cherchait. D’un rôle qui ne brille pas par son épaisseur, le contre-ténor américain transcende les faiblesses pour composer un Bertarido magnétique. Réussir à ce point l’alliance d’aigus souverains et de graves censément virils sans jamais pour autant altérer l’intégrité d’un matériau vocal remarquablement homogène s’approche de quelque chose qui pourrait être la réalisation de la quadrature du cercle. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter le falsetto étroit de Matthias Rexroth, gêné par une tessiture le contraignant à d’incessants changements de registres. Si Kurt Streit et Konstantin Wolff sont des interprètes d’une exemplaire probité, ils livrent somme toute une prestation assez convenue. En revanche, Malena Ernman retient davantage l’attention en Eduige, un rôle tirant presque parfois vers le contre-alto, dont elle assume vaillamment toute la tessiture.
Enfin, Danielle de Niese. Douée à l’évidence d’un charisme à même de lui attirer la sympathie de nombreux mélomanes, celle que le New York Times gratifiait du titre envié de « soprano la plus cool du monde »1 nous laisse de marbre. Que dire de ses entêtantes pirouettes vocales ? Qu’elles servent à pallier un certain nombre de lacunes, ou au contraire qu’elles gâchent des moyens qui, autrement utilisés, pourraient composer une très belle Rodelinda ? Que dire enfin de son jeu ampoulé ? Supposément moderne, prétendument « décoincé », il nous évoque en fait davantage les poses d’une ancienne diva que d’une jeune actrice décomplexée.
Harnoncourt père et fils œuvrent de concert en fosse et en régie. Nikolaus règne sur son Concentus Musicus en véritable statue du Commandeur, d’une rigueur implacable, mais d’une grande complicité avec l’ensemble de ses musiciens. Le résultat est nerveux, théâtral mais jamais pesant. Philipp quant à lui livre l’une des plus intéressantes mises en scène de cette saison viennoise, particulièrement bien dirigée. Replaçant l’action dans une large structure bétonnée que n’auraient pas reniés ni Auguste Perret ni Peter Sellars, les amours et jalousies royales se font et se défont dans une douce atmosphère mafieuse napolitaine. Les hommes réglent leurs comptes à l’AK47, les femmes clouent l’avis de décès de leur mari défunt, les enfants jouent innocemment avec une balle ; tous enfin se réconcilient autour d’une bière tiède. Rodelinda, regina della camorra.