Quatre-vingt ans que Les Troyens, cet « opéra-monstre »1, n’avait pas été à l’affiche d’une des scènes lyriques de la capitale allemande. L’attente était d’autant plus grande que le chef d’œuvre de Berlioz est bien le seul du répertoire français à pouvoir se mesurer aux grandes fresques wagnériennes. C’est à Donald Runnicles que l’on doit cette résurrection. Le nouveau directeur musical de la Deutsche Oper Berlin dirigeait là sa première nouvelle production depuis sa nomination à la tête de la phalange berlinoise. A son crédit, on lui doit d’avoir su imposer une version intégrale de l’œuvre (4 heures de musique !), malgré quelques menues coupures de certains ballets – au demeurant toujours un peu fastidieux, d’autant qu’ils viennent freiner l’action dramatique. Malheureusement, en dépit de son enthousiasme et de sa bonne volonté, Runnicles semble avoir été dépassé par la tâche et ne nous à guère convaincu, à quelques (trop) rares occasions près. Il est vrai, à sa décharge, que « tenir » quelques deux cents artistes sur scène et dans la fosse en même temps relève presque de la gageure…
Trop de décalages et de déséquilibres entre fosse et plateau – mais aussi entre les différents pupitres -, trop d’approximations chez les cuivres (quelle déception pour un orchestre allemand !), une lecture trop souvent lissée, fractionnée et aux dynamiques écrasées, finissent par décevoir. Seuls les passages intensément poétiques ou lyriques, tels le duo d’amour au III ou la magnifique mélopée de Iopas au IV, suscitent intérêt et émotion car la baguette sait alors ciseler la partition, révéler mille détails et engendrer une douce rêverie qui suspend le temps.
A l’instar de la direction musicale, cette nouvelle mise en scène, confiée à l’homme de théâtre britannique David Pountney, se montre bien inégale. La première partie de l’ouvrage, La prise de Troie, est aussi réussie que la seconde, Les Troyens à Carthage, est ratée.
Les deux premiers actes sont d’une beauté plastique souvent renversante avec des images et des idées fortes. Dans un décor épuré où seuls le gris, le noir et l’ocre rouge ou brun sont de mise, le vaste plateau de la Deutsche Oper est transformé en un champ de désolation portant les stigmates de la guerre d‘où émergent seulement quelques poutres calcinées. Juste après le chœur introductif, on voit Cassandre sortir d’une grande flaque de sang, portant une longue robe en laine épaisse du même funeste coloris, avec la tête ensanglantée d’un cheval dans les bras, qu‘elle s‘acharnera par la suite à poignarder avec des aiguilles vaudoues. L’apparition proprement dite du Cheval de Troie est également d’un effet saisissant avec, tombant des cintres, une immense tête de cheval en bois, particulièrement complexe, ainsi que deux énormes sabots que des soldats troyens s’empressent de gravir. Dernière image spectaculaire, le fantôme d’Hector, surgissant lui aussi du sous-sol tel la Statue du Commandeur, et dont la marmoréenne blancheur est contrariée par le sang qui s’épanche des plaies infligées par les lances qui le transpercent de toutes parts. Effet garanti !
Après le monde masculin et guerrier de Troie, nous plongeons dans le monde féminin et vaporeusement raffinée de Carthage, où kitsch et mauvais goût sont de tous les tableaux. Voiles aux couleurs pastel, rideaux de plastique translucide, robes jaune canari et tuniques vert pomme, coussins multicolores, on nage ici dans une Afrique antique fantasmée où les hommes ne sont plus que des eunuques, où tout n’est que calme et volupté… Sauf qu’on y frise le ridicule et que toutes ces couleurs criardes donnent vite la nausée. L’inspiration théâtrale du directeur du Festival de Bregenz semble alors tarie et le public sature très vite de l’indigence de ce qui suit, notamment des interminables ballets (signés Renato Zanella) qui rivalisent en ennui et en grotesque avec l’action scénique. Ainsi, le célèbre duo d’amour « Nuit d’ivresse et d’extase infinie » voit les deux tourtereaux, montés dans une nacelle, s’élever dans les airs et parcourir le plateau de droite à gauche – puis inversement et indéfiniment pendant toute la durée de l’air – tandis qu’un couple de figurants copule dans toutes les positions du Kâma-Sûtra en contrebas, conférant à cette scène (la plus sublime de l’œuvre !) une trivialité et un ridicule consternants.
Enfin, du côté des voix – à l’image d’ailleurs de toute la production – le meilleur côtoie le pire…
Le meilleur, c’est l’incandescente et hallucinée Cassandre de la divine Anna Caterina Antonacci. Après avoir triomphé dans le rôle au Châtelet en 2003 puis au Grand Théâtre de Genève en 2007, le soprano italien renouvelle l’exploit d’incarner une Cassandre proche de la perfection. Au delà de la performance théâtrale proprement inouïe de la chanteuse, c’est la beauté intrinsèque du timbre et ses infinies couleurs, la musicalité omniprésente du chant malgré sa véhémence et surtout une diction de notre langue ainsi qu’une façon de ciseler le mot proprement magistrales, qui subjuguent et laissent pantois.
Seconde triomphatrice de la matinée, la non moins superbe Daniela Barcellona, qui offre un magnifique portrait de la reine de Carthage, aussi convaincante en femme amoureuse et séductrice qu’en amante trahie et abandonnée. Passant des imprécations de la fureur aux déchirements du désespoir, la voix se plie aux différents affects exprimés avec le même confondant naturel et électrise autant qu‘elle bouleverse. Son timbre chaud et charnu, son port aristocratique, sa superbe ligne de chant, son émission pleine d’autorité – mais qui sait se faire caressante quand la partition l’exige – lui permettent de délivrer un dernier air « Adieu fière cité » avec une émotion qui étreint la gorge du spectateur.
Seul bémol, hormis justement lors de la scène finale, la prononciation de notre langue est le plus souvent fort malmenée, ternissant une prestation en tous autres points magistrale, la situant dès lors un cran en dessous de celle de sa compatriote, qui l’emporte à l’applaudimètre au moment des saluts.
Point noir du plateau vocal, Ian Storey (Enée) plombe ce dernier par un chant catastrophique. D’une langue dont on ne comprend pas un traître mot, d’une émission gutturale, engorgée et le plus souvent hurlée, d’une ligne de chant chaotique et enfin d’aigus systématiquement émis en force, fâchés avec la justesse ou détimbrés, on ne sait que mettre le plus au discrédit du ténor britannique. Son air « Inutiles regrets » est tout simplement une des pires choses qu’il nous ait été donné d’entendre sur une scène d’opéra. Si aucun des autres protagonistes de la matinée ne sera satisfaisant en termes d’élocution française, aucun ne déméritera cependant dans les autres domaines du chant. Markus Brück campe ainsi un Chorèbe solide et élégant, au bel investissement dramatique. La sœur de Didon, Anna, trouve dans le mezzo australien Liane Keegan une interprète aux moyens opulents mais aussi d’une intense humanité. Malgré le poids des ans, Gregory Reinhard impressionne toujours autant par l’ampleur de la voix et la profondeur des graves, dans le double rôle de Narbal et du fantôme d’Hector. Double rôle également (Hylas et Iopas) pour le ténor américain Gregory Warren qui nous gratifie de superbes aigus en voix mixte dans l’air « O blonde Cérès », chanté avec une intense poésie. Quant à la jeune Jana Kurucova, elle prête à Ascagne son joli timbre diaphane.
Enfin, il n’est pas de Troyens sans Chœur, et celui de la Deutsche Oper, à défaut d’un français châtié, s’est montré pleinement à la hauteur de la tâche, notamment à travers un sens très aiguisé des nuances dynamiques.
1 Le mot est de Mstislav Rostropovitch.