La réussite, car il convient d’entrée de parler de réussite, de cette reprise de Julie de Boesmans à l’Opéra Théâtre de Limoges, est toute entière suspendue et soumise à un incroyable équilibre, à une alchimie de la triangulation entre musique, voix et progression dramatique. Trois paramètres à équidistance du point nodal de l’œuvre – l’unité de lieu, d’action et de temps – où se cristallise l’inéluctable destinée qui vient broyer les protagonistes. Au-delà s’y révèle dans une acception universelle, l’individu prisonnier de déterminismes sociaux auxquels il ne saurait échapper en dépit d’illusoires révoltes et vains combats. Equilibre, soulignons-le, qui tient aussi bien sur le fond que sur la forme, à la perspicacité de Daniel Kawka. Sa direction tranchante et précise comme le fil du rasoir qui vient sceller le drame par le sacrifice de l’héroïne, découpe l’espace de cette tragédie antique avec une intelligence et une habileté sans faille. Car l’enjeu est bien cette syntaxe si particulière au style de Boesmans qui répond aux exigences des rapports entre des individus. L’univers sonore de Boesmans tantôt dénoue tantôt contracte l’espace-temps dévolu à la tragédie. Dans un va-et-vient quasi reptilien de resserrements et de soudaines expansions dynamiques, la matière musicale tisse implacablement sa toile. Toute l’œuvre est ainsi traversée par cette pulsation où les acteurs du drame hésitent et se perdent pour mieux se retrouver et à nouveau se confondre entre fuite en avant et repentir. La conduite de Kawka à la fois fait sienne le flux musical tout en le portant, le colorant et le rythmant en parfaite osmose avec le chant. De sa vigilance dépend cette fragile cohésion de l’ensemble faite de respirations alternées, de brusques élans et d’étirements mélodiques en apnée.
La voix s’impose non seulement comme élément constitutif du récit, mais aussi comme le cœur acéré de la rhétorique, l’incarnation de la chair désirante dans une confrontation fusionnelle où se mesurent et s’observent les sentiments contradictoires jusqu’à leur incandescence. Le chant se situe précisément à l’acmé du conflit. Un chant tendu, confondu avec les cellules micro-polyphoniques de la partition, reflet et témoin de ce théâtre psychique que Strindberg appelait de ses vœux et que la mezzo Carolina Bruck-Santos dans le rôle-titre, traduit avec une spontanéité confondante de naturel. Elle possède à la fois la grâce vénéneuse de son personnage complexe dans l’expression des graves et le pouvoir hypnotique d’aigus électriques, au métal virtuose, jamais entachés de dureté. L’exaltation du chant, à la limite de l’atonalité, demeure d’un bouleversant vécu dans une scène cinq au séduisant lyrisme avant que la mezzo ne laisse tomber le masque du cynisme pour crier sa douleur de femme trahie. Elle fait de la vocalité le lieu d’accomplissement de son destin. Figure baudelairienne, elle devient « la victime et le bourreau », le chasseur qui joue avec sa proie, se préparant à un lent et sacral processus sacrificiel d’auto mise à mort. Le chant entre psalmodie et sprechgesang progresse, se fige et s’élance sur une inexorable respiration vers l’inéluctable dénouement pressenti. On pourrait parler de cruauté sans concession si l’omniprésence de la blessure et de la souffrance de l’héroïne ne surgissait pas soudain de son passé irréconciliable avec sa soif de rédemption.
Tout autre est l’ambiguïté, bien comprise elle aussi, d’Alexander Knop. D’abord pris au jeu de la séduction avec un haut médium misant justement sur le désarroi, il reprend le visage du manipulateur que vient d’abandonner Julie, avec toute l’autorité d’un baryton bien timbré, jouant d’un grain sans effet, superbement dominé aux couleurs de la trahison qu’il fomente. Ce chant suppliant des amants, imprécatoire ou menaçant, dit la sourde menace en gestation. Le drame se concentre tout entier dans cette montée dramatique. La rhétorique vocale concentre le drame comme une objurgation. Elle procède par épures, dépouillement et quasi renoncement. Mais c’est précisément le vif des tensions et des arrêtes rythmiques qui en constitue la richesse en une sorte de paradoxale densité ascétique. Le resserrement de la forme vocal autour de l’essentiel syntaxique musical confère à l’œuvre un élan et une tension sans égale.
La Kristin d’Hendrickje Van Kerchkhove n’est pas cette personnalité fragile que l’on pourrait enfermer dans la demi-teinte. Elle affirme au contraire la lumineuse présence d’un soprano émouvant de sincérité, incarnation de la pureté perdue par Julie. Trois destins croisés qui se rencontrent, se confrontent et se défont dans le décor naturaliste d’un office qui ne laisse guère d’espoir à une quelconque rédemption.
La mise en scène de Matthew Jocelyn joue heureusement de retenue si l’on excepte deux ou trois détails à la symbolique trop cryptée à l’image du pneu d’automobile que Jean envoie rouler ; ou trop appuyée comme le serin de Julie, mis à mort avec un hachoir à découper un bœuf ; ou trop décalée lorsque l’héroïne, à défaut de pouvoir se trancher la gorge avec le rasoir électrique de Jean, part se pendre avec la rallonge. Infimes détails cependant, reconnaissons-le : pas de gras, on est dans l’eau forte, l’incise. Le burin met à nu la lumière chromatique dans la dureté du contraste sous-tendue d’une poétique du renoncement, de la suggestion. Comme si le compositeur faisait sienne la phrase du poète-boxeur Arthur Cravan qui soutenait qu’il était « plus méritoire de découvrir le mystère dans la lumière que dans l’ombre. »
Version recommandée
Julie | Philippe Boesmans par Kazushi Ono