La salle Favart fêtait en 1955 la deux millième représentation de Mignon. Depuis, l’œuvre phare d’Ambroise Thomas a quasiment disparu de l’affiche. En 2010, Jérôme Deschamps, tout à son entreprise de réhabilitation d’un répertoire dont il lui incombe de raviver la mémoire, avait eu la bonne idée de sortir la petite Bohémienne du placard. L’initiative, confiée à Jean-Louis Benoît pour la mise en scène et à Francois-Xavier Roth pour la direction musicale, avait été chaleureusement accueillie tant par la critique que par le public. C’est cette même production que vient de reprendre le Grand-Théâtre de Genève avec une distribution entièrement renouvelée, qui n’est pas le moindre des atouts de cette reprise.
En 2010, le parti-pris de proposer la version initiale avec dialogues parlés, quand Ambroise Thomas avait par la suite transformé son opéra-comique en grand-opéra, se justifiait – pour ne pas dire s’imposait – compte tenu du contexte. Ce choix paraît beaucoup moins adapté à Genève où l’affiche se plie mal à l’alternance parlé-chanté qui caractérise le genre opéra-comique. Empêtrés dans des dialogues dont ils peinent à maîtriser le ton – quand ce n’est pas la langue – les chanteurs réunis ici, aussi grands soient-ils, ont eu du mal à nous persuader de la force dramatique de Mignon.
Que la musique reprenne ses droits et l’intérêt monte d’un cran, de plusieurs même lorsqu’il s’agit de Sophie Koch dont le rôle de Mignon semble répondre précisément au tempérament vocal (bien plus que Marylin Horne qui au disque fait de la jeune bohémienne une cantinière). L’ambivalence du chant, intérieur et brillant, l’ambiguïté du registre, sombre mais capable d’aigus lumineux, reflète la personnalité de l’adolescent, mi-garçon mi-fille, mi-pauvresse mi-princesse, mi-soumise mi-rebelle. Le mezzo-soprano, toujours intelligible sait tracer les longues phrases sentimentales que lui offre la partition, avec une justesse d’expression qui rend l’interprétation particulièrement sensible. Au contraire, Diana Damrau en fait comme toujours un peu trop. Mais c’est exactement ce qu’on lui demande dans le cas présent. La soprano peut rajouter à l’envi petits rires, pas de danse et autres simagrées. Philine est ainsi : coquette, vive, insupportable. La voix s’appuie sur un médium élargi, la vocalise reste précise mais le suraigu, s’il est juste, se fait désormais rare. Les amateurs de coloratures spectaculaires en seront pour leur frais. Moins attendue et d’autant plus méritoire, la prononciation du français est irréprochable.
Le français, parlons-en ! Il est la clé de voûte d’un tel répertoire : s’il est pris en défaut, tout s’écroule. C’est le point fort du Lothario janséniste de Nicolas Courjal et le point faible du Wilhem Meister de Paolo Fanale. Occupé à dompter nos phonèmes, le ténor se bat en début de soirée avec une émission engorgée et des sonorités nasales. Qu’il oublie les impératifs de la langue et le chant, s’il n’est pas davantage idiomatique, prend une toute autre ampleur. En témoigne à la fin de l’opéra, un « elle ne croyait pas » radieux et enfin nuancé.
Membre de la troupe des jeunes solistes en résidence, Carine Sechaye (Frederic) et Emilio Pons (Laerte) ont maille à partir avec des rôles qui demandent des acteurs plus que des chanteurs. La première réussit une composition d’une sincérité désarmante et négocie avec panache son seul air (« me voici dans son boudoir »). Le deuxième, plus exposé, peine à trouver ses marques. L’engagement et le potentiel sont là mais la déclamation française, essentielle pour Laerte, demeure approximative.
Toujours le même problème de version, que l’on rend également responsable du sentiment de frustration laissé par la direction de Frederic Chaslin : précise, respectueuse des volumes, raffinée avec un Orchestre de la Suisse Romande qui répond exactement aux intentions du chef et des Chœurs du Grand Théâtre de Genève qui démontrent une belle cohésion. En un mot remarquable, si la lecture ne semblait freinée dans son élan par le retour incessant au théâtre parlé.
La mise en scène de Jean-Louis Benoît nous laisse aussi sur notre faim mais ce n’est pas cette fois pour des raisons philologiques. A Paris, son approche correspondait à la dimension des lieux et à l’esprit d’ingénieuse économie que le budget de l’Opéra-Comique dicte à Jérôme Deschamps. Transplantés dans l’espace autrement vaste du Grand-Théâtre de Genève, les décors et la scénographie flottent comme un corps maigre sous un vêtement trop large. Dans la salle, on remarque de nombreux fauteuils vides, malgré le prestige de la distribution. Non, décidément, Mignon n’a pas fini son purgatoire.
Version recommandée
Thomas: Mignon | Compositeurs Divers par Antonio de Almeida