L’un des pires échecs de Verdi est né au milieu des larmes. Bien qu’on ait pu reprocher à Verdi d’aggraver encore la réalité – comme si elle pouvait l’être – en prétendant qu’un triple deuil l’avait frappé en deux mois, il n’en reste pas moins qu’il y a bien eu triple deuil : en moins de deux ans, Verdi perd ses deux jeunes enfants puis sa femme Margherita en juin 1840. C’est dans ces conditions, et dans un état de découragement qu’on peut imaginer, que le compositeur doit écrire en quelques semaines un dramma giocoso. Pour le dramma, on y est, mais pour le giocoso, on repassera.
C’est le deuxième opéra du jeune homme, qui a alors 27 ans. Après le succès d’Oberto, il a besoin de consolider sa réputation. Pour tout dire, au moment de la mort brutale de sa jeune épouse, la partition est déjà bien avancée. Mais ce terrible deuil pousse néanmoins Verdi à aller solliciter de son commanditaire son annulation. Le commanditaire, c’est Bartolomeo Merelli, le tout puissant directeur de la Scala de Milan. Il s’était laissé convaincre par sa maîtresse – qui sera ensuite celle de Verdi – Giuseppina Strepponi, d’engager Verdi pour monter un nouvel opéra alors que Merelli avait sous la main quelques œuvres de compositeurs autrement renommés dont le succès était de toute façon assuré. L’impresario fait appel à un grand librettiste qui avait connu son heure de gloire avec Bellini et Donizetti : Felice Romani, pourtant assez hostile aux nouveaux compositeurs, dont il critique les choix musicaux sur le mode du « c’était mieux avant ». Il avait d’ailleurs par exemple violemment critiqué l’Oberto de Verdi quelques mois auparavant. Merelli ressort pourtant un vieux livret de Romani sur l’histoire du faux Stanislas, roi de Pologne, que le compositeur Adalbert Gyrowetz, bien oublié aujourd’hui, avait déjà mis en musique en 1818. Le livret est néanmoins nettement remanié par le librettiste pour en faire le melodramma giocoso attendu par Merelli.
Verdi a fait de son mieux pour écrire une musique drôle sur un livret qui se voulait drôle lui aussi. Mais ce genre était alors considéré comme désuet et on s’explique encore assez mal pourquoi Merelli l’a choisi, qui plus est avec un compositeur encore très méconnu.
Les répétitions se déroulent très mal. Les chanteurs choisis ne se sentent pas très concernés par ce livret et par la partition du jeune compositeur. Ils ne feront pas mieux lors de la première scaligère, voici 180 ans aujourd’hui. Si bien que personne ne rit et que certains passages sont même hués. Merelli décide de retirer l’œuvre de l’affiche dès le lendemain pour proposer à la place, beau joueur, une reprise d’Oberto. Les crtiques assassinent Verdi : Il Figaro écrit : « L’inspiration a presque totalement abandonné Verdi », qui aura sans doute eu pour seul tort de chercher à imiter Donizetti. Non sans talent, au demeurant, si l’on en juge par ce finale du premier acte, chanté ici dans l’une des très rares intégrales de l’œuvre, enregistrée par Lamberto Gardelli il y a une quarantaine d’années avec Jessye Norman, Fiorenza Cossotto, José Carreras et Ingvar Wixell – excusez du peu.
Beaucoup plus tard, Verdi reparlera à son éditeur Ricordi de ce désastre qui serait bientôt effacé par Nabucco : « Ce public maltraitait l’opéra d’un pauvre jeune homme malade, pressé par le temps et le cœur déchiré par un horrible malheur ! On savait tout cela, mais il n’y eut aucune limite à l’indécence. Depuis celle époque, je n’ai plus revu le Giorno di regno. Ce doit être un mauvais opéra, sans doute, mais qui sait combien d’autres, qui n’étaient pas meilleurs, étaient tolérés, et peut-être applaudis. Oh, si alors le public avait non pas applaudi, mais supporté en silence cet opéra, je n’aurais pas eu assez de mots pour le remercier ! ».
Un giorno di regno mérite mieux que l’oubli dans lequel il est tombé, mais Verdi aura sa revanche, et quelle revanche, 53 ans plus tard, avec le génial éclat de rire du « pancione » Falstaff.