Avant le lever du rideau, un court hommage à Edita Gruberova, chaleureusement applaudie par la salle entière, rappelle qu’elle fut l’une des reines du Liceu, où elle est venue chanter chaque année.
La version scénique du War Requiem peut dès lors commencer, et dès le début on en est à se poser la question : pourquoi mettre en scène un tel Requiem, comment justifier ce choix ? La réponse se trouve peut-être dans l’image la plus forte de la soirée, l’impressionnant duo final où, à l’instar de François Mitterrand et Helmut Kohl main dans la main le 22 septembre 1984 devant l’Ossuaire de Douaumont à Verdun, le ténor et le baryton dans la même pose sont à la fois les acteurs et les témoins d’une réconciliation et d’une communion intense dans la foi de la paix retrouvée.
© Photo Antoni Bofill
L’English National Opera s’était déjà essayé à mettre en scène un autre Requiem, celui de Verdi en décembre 2000. On en garde surtout le souvenir de très beaux éclairages, mais rien de bien précis pour le reste à part une certaine vacuité… La présente production du War Requiem a été créée à l’ENO en 2018 pour commémorer le centenaire de la fin de la Première guerre mondiale. La mise en scène de Daniel Kramer, au demeurant sobre, fait quand même la part belle à l’imagerie saint sulpicienne (prières agenouillées, rondes main dans la main…), avec de jolies fleurs quand il faut (vidéographies de Wolfgang Tillmans), une magnifique bataille de boules de neige éclairée de manière magique par Charles Balfour (« Holy »), et puis aussi des méchants avec des couteaux, et l’arrivée d’un cercueil, tout cela paraîtra à certains plutôt mièvre et primaire, mais en même temps à d’autres très esthétique…
Car il n’est pas si facile de coller à la fois au domaine historique, aux souhaits du compositeur, et à notre vision des choses aujourd’hui. L’œuvre est pourtant bien connue et reconnue comme un chef-d’œuvre. Ce qui l’est moins, c’est l’évènement que ce Requiem commémore : l’opération Mondscheinsonate (« Sonate au clair de lune »), nom de code donné par l’armée allemande au bombardement de la ville de Coventry dans la nuit du 14 novembre 1940 : près de 500 bombardiers larguent 500 tonnes de bombes, faisant près de 600 morts et 700 blessés. De la cathédrale Saint-Michel incendiée ne reste qu’un champ de ruines, conservé à côté de la nouvelle cathédrale consacrée le 30 mai 1962, cérémonie pour laquelle Britten reçut la commande de ce requiem. Le compositeur décida de mêler des poèmes de Wilfred Owen, un soldat mort en 1918, avec la messe de Requiem de tradition latine. Britten, qui a toujours été pacifiste et objecteur de conscience, voyait dans cette œuvre une occasion de défendre ses convictions, et de manifester dans un but de réconciliation son rejet de la guerre et de ses atrocités.
Les volontés de Britten, qui avait désigné un Anglais (Peter Pears) pour la partie de ténor, un Allemand (Dietrich Fischer-Diskau) pour celle de baryton et une Russe (Galina Vichnevskaïa, qui n’obtint pas son visa de sortie et fut remplacée par Heather Harper) pour celle de soprano ont été respectés, et de fait, on ne peut rêver plus belle distribution que celle de ce soir, certainement la plus parfaite que l’on puisse réunir aujourd’hui, autant par la qualité des voix, de l’interprétation, que de la profonde humanité qui émane de ces trois interprètes. Mark Padmore, formé à l’école des Passions de Bach, est un des grands spécialistes du War Requiem, dans lequel on l’a beaucoup entendu, comme dans d’autres œuvres de Britten. Ce soir dans un forme éblouissante, la voix incisive et sonore (« Day of wrath », « Father forgive »), il a en même temps offert des moments d’ineffable douceur, dans un souffle pianissimo (« Grant us peace »). De son côté, Matthias Goerne, élève de Fischer-Diskau, ne cherche pas à imiter son maître. Il exprime avec sa propre sensibilité ces textes souvent déchirants, et délivre la plus grande humanité dans « Be slowly lift up »). La voix, forte et vibrante, se fait alors infiniment caressante. Enfin, Tatiana Pavlovskaya, dont on connaît la belle carrière, est un choix également judicieux, tant elle s’est bien intégrée dans la production, par sa voix musicale et percutante qui se joue des forte de l’orchestre sans être jamais stridente (« On this day, this day of tears »), autant que par ses intonations toujours parfaitement en situation. Enfin, autres mentions d’excellence pour la direction du chef Josep Pons, l’orchestre du Liceu et les chœurs parfaitement en place dont on doit saluer l’impeccable travail de mise au point.
Je laisse à chacun exprimer ses préférences. On aura compris que, malgré la beauté de ce spectacle, la version concert d’origine conserve ma préférence, car au-delà de la rigueur de l’ensemble, la production scénique impose des images qui se superposent à la musique, là où la pensée individuelle devrait rester vierge et libre. La meilleure preuve en est le silence qui perdure à la fin des exécutions en concert, alors qu’ici dès le rideau baissé la salle a immédiatement applaudi et crié comme à la fin de La Traviata, rompant l’indispensable recueillement. Deux visions opposées, deux résultats en antithèse.