Revenu dans l’Angleterre de l’après-guerre à la suite d’un séjour prolongé aux Etats-Unis, Benjamin Britten comprit que l’époque n’était plus aux formes amples et gourmandes en moyens financiers : il conçut alors son premier « opéra de chambre », The Rape of Lucretia, avec lequel le festival de Glyndebourne rouvrit ses portes en 1946. L’appellation est pourtant trompeuse, et loin d’être une pochade, cette Lucrèce a tout ce qu’il faut pour faire un chef-d’œuvre. Surtout, même s’il s’avère économe sur le plan orchestral (une douzaine d’instrumentistes suffisent), cet opéra en deux actes n’en est pas moins très exigeant sur le plan vocal. Si l’ensemble Le Balcon confirme la très bonne impression laissée dans ce même théâtre par sa prestation dans Ariane à Naxos en mai dernier (voir compte rendu), on peut donc se demander si ce n’est pas une entreprise un peu hasardeuse que de confier The Rape of Lucretia à de tout jeunes chanteurs : les voix n’y sont pas ménagées, tant s’en faut, et certains rôles ont été conçus pour des formats vocaux hors-normes. Le rôle-titre fut créé par Kathleen Ferrier, dont Britten avait découvert quelques années auparavant le timbre exceptionnel, et la partition fut écrite sur mesure pour exploiter au mieux l’énorme potentiel d’une artiste que rien ne semblait destiner à la scène. Autre voix bien particulière, que Britten connaissait de fond en comble et dont il devait exploiter les moindres caractéristiques au long de plusieurs décennies : celle de Peter Pears, destinataire du rôle crucial du Male Chorus.
Face à de telles exigences, l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris relève en partie le gant (nous n’avons entendu que l’une des deux distributions qui alternent tout au long des six représentations). A l’impossible nul n’est tenu, mais le Male Chorus d’Oleksiy Palchykov est un vrai ténor, que la nature a doté d’un superbe timbre. Il sait se plier aux différents modes d’expression qu’exige la partition, de la véhémence des premières mesures au murmure vénéneux que Britten requiert par la suite. Seule son allure en scène laisse un peu à désirer, mais cela tient sans doute en partie à la production, nous y reviendrons. Excellente idée que d’avoir confié le Female Chorus à la déjà grande Andreea Soare, récemment récompensée par le prix de l’AROP. Le bas de sa tessiture est plus sollicité qu’à l’ordinaire, mais ce rôle lui permet aussi d’affirmer une indéniable présence, à travers une diction particulièrement percutante. Petite déception en revanche, mais comment pourrait-il en être autrement, avec la Lucrèce d’Agata Schmidt, qui ne possède pas tout à fait les graves sonores qu’exige la scène du viol. Et, nouvelle doléance à l’encontre du spectacle, voilà une héroïne bien mal fagotée ; certes, si Tarquin s’attaque à elle, c’est parce qu’elle est vertueuse et non parce qu’elle serait spécialement séduisante, mais quand même… Piotr Kumon ne convainc pas tout à fait en Tarquin : dans son dernier monologue, le grave sonne un peu engorgé et l’aigu déficient. Andriy Gnatiuk est un Collatinus de belle pâte, mais qui peine à conférer à son chant toute l’émotion que devraient porter les derniers instants de Lucrèce avec son époux. Solide Junius de Tiago Matos, et exquise Lucia d’Olga Seliverstova (il semble en effet qu’une interversion de dernière minute ait permis à la soprano russe de remplacer sa consoeur Armelle Khourdoïan, prévue pour la première représentation). Déjà Bianca en 2007 à la création de ce spectacle, Cornelia Oncioiu complète la distribution : pour le personnage de la nourrice de Lucrèce, sans doute était-il nécessaire d’aller chercher une voix de contralto hors de l’Atelier lyrique, mais l’on ne s’en plaindra certainement pas.
On vient de le dire, la mise en scène de Stephen Taylor avait vu le jour en juin 2007, en ce même Théâtre de l’Athénée, avec une distribution évidemment tout autre (on avait notamment pu y entendre Elena Tsallagova en Lucia). S’il faut se réjouir de voir une œuvre de Britten à nouveau programmée à Paris, peut-être cette production ne méritait-elle pas tant d’honneurs : jamais l’on n’y sent toute la tension présente dans la musique, les personnages restent souvent debout les bras ballants, et le metteur en scène semble avoir lui-même baissé les bras, laissant la musique agir seule au lieu de proposer une direction d’acteur apte à la magnifier. Le décor tournant est bien utilisé et permet d’évoquer les différents lieux de l’action, mais la transposition dans l’univers militaire de la fin de la Deuxième Guerre mondiale ne débouche finalement sur pas grand-chose. Problème de format, là aussi ? Opéra de chambre ne signifie pas qu’on doit s’y endormir…
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