Soixante-trois ans se sont écoulés depuis la création à Venise de The rake’s progress. C’est de ce constat que semble être parti le metteur en scène Damiano Michieletto pour cette nouvelle production, créée en partenariat avec Leipzig où elle a d’abord vu le jour en mars dernier. Depuis, le concours de l’Eurovision a braqué les projecteurs sur Conchita Wurtz, et ce n’est pas sans trouble que l’on découvre une Baba la Turque qui semble être sa sœur jumelle. Détail, dira-t-on. Ce serait méconnaître ce qui nous semble constituer un des mérites de cette mise en scène : elle exploite ainsi l’actualité pour représenter clairement, y compris aux non-initiés à l’opéra, la notion de phénomène, sans préjudice de la réflexion qui peut en découler sur l’image et la perception des artistes et qui va bien au-delà de cette œuvre. Mais de celle-ci, même si le metteur en scène s’écarte des didascalies, en modernisant l’époque et en faisant de la mort de Tom un acte volontaire, il conserve fidèlement l’esprit. S’il tend çà et là à le noircir, peut-être est-ce parce que l’histoire du dernier demi-siècle ne s’accorde aujourd’hui ni à la dérision souriante ni au badinage liés au XVIIIe siècle. En tout cas les étapes de la déchéance du jeune homme se succèdent très lisiblement jusqu’au dénouement lamentable où le suicide de Tom en devient le point d’orgue affreux.
Les partenaires habituels du metteur en scène, Paolo Fantin aux décors et Carla Teti aux costumes, participent activement à l’entreprise, en donnant corps à la conception. La théâtralité est assumée déjà par l’immense rideau de scène composé de centaines de longues franges qui captent et réfléchissent la lumière et dont les mouvements ponctueront les changements de lieu ou d’acte en créant des effets lumineux signifiants conçus, comme l’ensemble des lumières, par Alessandro Carletti. Il dévoile d’abord le jardinet étriqué très middle class où on lave sa voiture en attendant que le barbecue soit prêt ; c’est là que Nick Shadow se manifeste, cherchant qui dévorer. Ensuite il se lèvera sur le pandémonium que constitue le bordel de Mother Goose, installé dans une piscine dont le bassin désaffecté sert d’aire de jeu pour une orgie collective où toute la lyre des pratiques sexuelles est déclinée dans une promiscuité totale et une grande extravagance vestimentaire – encore que pour beaucoup elle tienne à très peu d’étoffe – tandis qu’au-dessus de cette mêlée des enseignes lumineuses annoncent en lettres géantes les divers péchés capitaux. Le même bassin accueillera la vente aux enchères, avant de se transformer grâce à la technique qui en rehausse les parois en fosse profonde jonchée de détritus – le cimetière – au fond de laquelle Nick Shadow, pris à son propre jeu, perdra l’âme de Tom, et de devenir enfin l’asile d’aliénés d’une misère infernale où s’achèvera lamentablement l’histoire de ce dernier.
De la mise en scène il y aurait tant à dire pour donner un reflet fidèle de sa richesse que pour ne pas excéder les limites d’un compte-rendu nous nous bornerons à quelques exemples. Le père d’Ann n’aime pas Tom, le paresseux qui courtise sa fille ; il le traite en parasite avec une désinvolture brutale. Le diable, c’est sa force, nous ne le voyons pas même si nous l’avons sous le nez : Nick Shadow assiste, comme invisible, à la scène initiale où Tom dévoile son caractère. L’ayant jaugé, il revêt un uniforme de facteur pour apporter la lettre annonçant le pseudo-héritage. Sa conduite singulière – il jette tout le courrier jusqu’à ce qu’il ait trouvé ce qu’il cherche – devrait provoquer l’étonnement, voire la réprobation. Mais rien de tel ne se produit : il est le messager de la richesse ! Le même diable protéiforme réapparaîtra en prêtre à soutane pour bénir parodiquement le mariage de Tom et de Baba ; il se fera boucher pour piéger Ann, passe-muraille pour voler à Tom la poupée à laquelle il se raccroche. Et toujours une soif luxurieuse indifférenciée, avec une prédilection pour l’innocence ignorante, aussi amusante à effrayer qu’à souiller, celle de Tom ou d’Ann, surtout si elle résiste. Autres sommets de la représentation, les cartes s’échappant rythmiquement de la main de Shadow sur les arpèges au clavecin au fur et à mesure que l’incantation de Tom met le diable en échec, et le badigeonnage de boue que Shadow inflige à Tom et à lui-même, avec tous les empilements symboliques qu’il sous-tend.
Carmela Remigio, Natascha Petrinsky, Alex Esposito, Juan Francisco Gatell © Michele Crosera
Le lecteur a déjà compris que pour assurer ce rôle de Nick Shadow dans cette conception qui en fait le véritable protagoniste il faut un artiste de premier plan, capable d’en soutenir évidemment les exigences vocales mais encore et au moins autant les exigences théâtrales. A Venise, Damiano Michieletto a la chance d’avoir pour partenaire Alex Esposito. Est-ce une question de génération ? Ils semblent s’être compris à la perfection. On sait que le baryton-basse est des interprètes qui ne lésinent jamais sur leur engagement physique et théâtral. Sa prestation, osons l’écrire, fera date. Elle n’a pas l’élégance de certains de ses prédécesseurs, mais lequel a jamais donné à ce personnage diabolique cette présence magnétique, cette brutalité, cette versatilité insinuante et cette tristesse? Ce Nick Shadow ne conserve pas de distance : le diable est tout entier à ce qu’il fait et il est diable sans arrêt. L’éclat vocal est d’une fermeté qui frappe littéralement et la superbe des notes lancées et tenues fait frissonner autant qu’admirer. Par bonheur le reste de la distribution est d’une très haute qualité. Dans les rôles secondaires du père et de Mother Goose Michael Leibundgut et Silvia Regazzo font valoir, l’un une voix sonore et bien posée, l’autre une séduction et une jeunesse inhabituelles pour le personnage de la mère maquerelle. Marcello Nardis, en commissaire-priseur, ne nous fait pas oublier le Sellem de Steven Cole, mais ne démérite pas. Autre traitement inhabituel, celui de Baba la Turque, qui ne dissimule jamais sa barbe sous un voile et qui, lorsque les badauds lui demandent de se laisser voir, relève sa minijupe. Natasha Petrinsky, manifestement désinhibée, prête au personnage une plastique digne d’envie, une présence scénique convaincante et une étendue vocale fort satisfaisante, le sortant ainsi du purgatoire où Baba est parfois confinée. L’amoureuse vraie, l’innocente Ann, reçoit d’une Carmela Remigio en état de grâce la fraîcheur physique et vocale indispensables pour que l’on y croie. Manifestement en phase avec le personnage elle en transmet les émois, espoirs et angoisses, avec une subtilité d’exécution et d’expression qui comble et donne envie de la défendre. La tessiture ne lui pose aucun problème notable et cette mozartienne brevetée se joue des sauts d’octaves et des modulations imposés. Tom, enfin, a été confié à Juan Francisco Gatell, ténor argentin surtout connu pour ses rôles rossiniens. C’est peu dire qu’il s’immerge dans le rôle ; de l’insouciance bête du premier tableau au désespoir du dernier, il parvient à nuancer le personnage de sentiments différents en fonction des situations, aussi bien théâtralement que vocalement, et ce malgré un engagement physique très exigeant. Sans nul doute s’agit-il d’une étape importante de sa carrière.
Autres participants essentiels, les forces de La Fenice. Autour de nous les commentaires étaient unanimes pour admirer un engagement apparemment rare à ce niveau d’intensité ; car au-delà d’une préparation vocale manifestement très soignée leur participation dramatique était essentielle pour faire vivre les tableaux du bordel, de la vente aux enchères et de l’asile d’aliénés. Sans doute Damiano Michieletto a-t-il su trouver les mots qui motivent, car le résultat est là. Il est aussi dans la fosse même si pour les musiciens le donneur d’ordres est leur directeur musical d’à peine trente ans, Diego Matheuz. S’il ne semble pas s’attacher à souligner les réminiscences mozartiennes qui dans certaines versions font sonner la musique de Stravinski comme un pastiche il ne les gomme pas non plus, et laisse aller les échos de Monteverdi ou de Beethoven qui font de la partition de Stravinski un authentique supplice chinois, témoignage d’allégeance, démonstration de maîtrise, casse-tête de virtuosité, piège pour érudits. Quelque peu élevé par moments dans le premier tableau le volume sonore finit par atteindre le point où les chanteurs ne sont pas contraints à forcer et peuvent exprimer toute leur musicalité. La texture de l’orchestre et les couleurs sont traités avec toute la minutie requise, et recréent les atmosphères déterminées par la composition. Stravinsky eût-il approuvé cette exécution ? On sait qu’à la création il ne dirigea que la première des trois représentations, et de mauvaises langues assurèrent que c’était la moins bonne.
Nulle dissension en tout cas ne vient rompre l’unanimité qui salue chaleureusement les artistes à la fin du spectacle. Sans doute à l’entracte un péremptoire « vergogna » avait-il tenté d’en rallier d’autres. En vain. Sagesse ou tactique, son auteur s’abstint aux saluts. A moins que, touché par la grâce, il n’ait compris que ce qui le scandalisait – on suppose que c’était la mise en scène – n’était motivé ni par la volonté de choquer le bourgeois ni par un goût personnel du metteur en scène pour la pornographie mais par l’intention d’illustrer fidèlement la situation évoquée dans le livret. Une évocation, évidemment, d’aujourd’hui, dépourvue des joliesses ou des pudeurs encore imposées à l’époque de la création. Toujours à Venise Verdi avait dû représenter La Traviata en costumes Régence ; aujourd’hui, avec sa mise en scène à la fois fidèle et actuelle, Damiano Michieletto nous dit que ces temps sont révolus !