La création française de Stiffelio, la production strasbourgeoise dont Antoine Brunetto avait rendu compte (Stupéfiant Tetelman), ouvre – tardivement – la saison dijonnaise. Le vaste auditorium affiche complet, et le public en sortira comblé, découvrant cet ouvrage rare, plus actuel que jamais, à travers l’approche audacieuse d’un Verdi en pleine possession de ses moyens. Encore que le large cadre scénique dijonnais autorise l’amplification bienvenue de plusieurs tableaux, ne sont conservés de l’Opéra national du Rhin que la mise en scène, les décors et costumes, et deux des solistes (Dario Solari et Önay Köse). La pièce de Souvestre et Bourgeois, donnée en 1849 au Théâtre de la Porte Saint-Martin, n’avait pas fait scandale. L’adultère, la trahison, si courants dans les livrets d’opéra, ne choquent personne, mais transposer un drame bourgeois à l’opéra, et, surtout, oser faire proposer le divorce par un homme d’église, dans l’Italie catholique et conservatrice de 1850 était perçu comme une provocation. L’opéra ne connut jamais le succès durable. Pourtant, le livret de Piave, comme la musique de Verdi se situent au meilleur niveau. Il aura fallu attendre 1968 pour que Stiffelio retrouve la scène (Parme).
Stiffelio, jeune pasteur, de retour auprès de sa communauté, découvre qu’il a été trompé par son épouse, Lina. Celle-ci, fille du comte Stankar, a été séduite par Raffaele de Leuthold. Punir, pour assumer sa soif de vengeance, ou pardonner sera le dilemme de Stiffelio. Le père, protecteur et aimant, n’aura pas ce scrupule et provoquera le séducteur en duel. Le vieux pasteur Jorg, ami et protecteur, sage, usera à propos du message chrétien. En introduction au numéro que l’Avant-scène opéra consacre à l’ouvrage, Christophe Rizoud avait élaboré un questionnaire original (Etes-vous incollable sur Stiffelio ?).
Imposante pièce qui anticipe les thèmes de l’ouvrage, avec un magnifique et inaccoutumé solo de trompette, l’ouverture est jouée dans la pénombre, avant le lever du rideau. Ce choix, devenu rare, est bienvenu, focalisant l’attention sur l’orchestre – magnifique, nous y reviendrons – et suscitant l’attente de la découverte du premier tableau.
L’approche de la mise en scène de Bruno Ravella n’appelle que des éloges : lisible, d’une absolue fidélité, rigoureuse, elle explicite l’action dans le cadre approprié. L’intérieur d’un temple austère, dominé par la croix, sur lequel deux portes s’ouvrent, c’est tout. Quelques changements à vue, la rotation de la structure suffiront à l’action. Le décor et les costumes d’Hannah Clarck, comme les éclairages de Malcolm Rippeth servent admirablement l’ouvrage. Les ciels obscurs ou tourmentés de l’arrière-plan s’accordent bien au drame à une exception près (les premiers éclairs, qui apparaissent en contradiction avec la musique). La pluie du dernier acte et l’eau entourant le temple sont d’heureuses trouvailles. La direction d’acteur, des solistes comme de tous, participe pleinement à la réussite.
On attendait Stefano Secco, l’un des bons ténors verdiens de notre temps. Il connaît son Stiffelio, pour l’avoir déjà incarné (Venise, 2016). Le rôle est éprouvant, de la confiance au doute et à la fureur jalouse. Son jeu est toujours juste, de l’insouciance joyeuse des retrouvailles au pathétique. Méforme passagère ou usure prématurée de la voix ? Sauvée par la technique et un engagement indéniables, l’émission demeure en-deçà des attentes, inégale, qui soutient difficilement la comparaison avec ses partenaires. Lina, fragile, coupable et innocente, sensible, est confiée à Erika Beretti, jeune et talentueuse soprano parmesane. La voix est riche, longue, généreuse, aux graves bien posés de spinto, conduite avec art. « A te ascenda » nous émeut, les traits virtuoses, magistraux, s’inscrivent efficacement dans l’expression dramatique. Elle nous bouleverse au dernier acte. Son père, Stankar, est une figure aussi imposante, qu’attachante, et on connaît la prédilection de Verdi pour les rapports père-fille. Dario Solari, remarquable baryton, puissant, aux aigus aisés, nous émeut. Son air « Lina, pensai che un angelo », au cantabile exemplaire, à lui seul, suffirait à justifier la valeur de l’ouvrage. Jusqu’à l’aveu du meurtre (« Un’ espiazione… »), sur deux octaves, il nous atteint par sa souffrance et son amour filial. Dramatiquement, le personnage de Raffaele, le rival, manque de consistance. Cependant, le ténor Raffaele Abete en donne une interprétation remarquable, servie par une voix solide, claire. Pourquoi le maquillage n’a-t-il pas altéré les traits de Jorg, le vieux pasteur, qui perd ici une part de sa crédibilité dramatique ? C’est l’unique réserve qu’appelle Önay Köse, car la voix impressionne dès « Oh santo libro ». Puissante, chaleureuse, noble, bien timbrée, son émission et son maintien donnent vie à cette autorité morale.
Stiffelio, à Dijon © Mirco Magliocca
Dès le premier acte, les ensembles s’imposent par leur beauté et leur force : le magnifique septuor que domine la voix de Lina « Colla cenere disperso », les duos entre Stankar et sa fille, puis avec Raffaele, celui qui réunit Lina et Stiffelio, le grand finale, avec sa prière. Jamais l’attention ne se relâche, l’émotion est au rendez-vous.
La direction de Debora Waldman, précise, exigeante, toujours soucieuse de chacun, nous vaut un Verdi exemplaire, puissant comme intime, retenu comme fiévreux ou violent. Estompant les scories de l’écriture, datée, pour des textures allégées, où chaque pupitre s’épanouit, dans des phrasés expressifs, la cheffe confirme ses talents lyriques (*). L’Orchestre Dijon Bourgogne sonne comme jamais, ductile comme incisif, coloré, en tutti ou pour les passages les plus chambristes. Les clarinettes de l’air de Stiffelio, les violons divisés dans celui de Lina « Ah dagli scanni eterei » sont de parfaites réussites. Quant au chœur de l’Opéra de Dijon, préparé par Anass Ismat, il se montre digne des plus grandes salles. Ses solistes, auxquels sont confiés les comprimari font preuve de réelles qualités vocales et dramatiques (les cousins de Lina : Julie Dey en Dorotea, et Jonas Yajure en Federico).
L’enthousiasme du public, pleinement justifié, vaut aux artistes de nombreux rappels. Puissent d’autres scènes reprendre la production, maintenant éprouvée, pour élargir l’audience de cette grande et belle œuvre !
(*) Nous la retrouverons avec bonheur en Avignon pour une autre découverte en décembre (La Sérénade, de l’oubliée Sophie Gail)