Après la rare Reine des Neiges, l’Opéra national du Rhin continue de miser sur l’originalité pour sa programmation. Stiffelio, contemporain de Rigoletto, date pourtant de la période dite de la maturité. Comme le bossu de Mantoue, le pasteur évangélique a eu maille à partir avec la censure, mais contrairement à lui, il ne s’en est jamais remis : Verdi, face aux mutilations imposées par les juges de la bienséance et de la morale, a préféré détruire la partition et réutiliser la musique dans Aroldo. Après sa création à Trieste en 1850, l’œuvre va ainsi rapidement disparaitre, jusqu’à sa renaissance en 1968 ; mais ce n’est qu’au début des années 90 que la partition et le livret vont enfin retrouver leur forme originelle. Il n’y a pourtant aucun enjeu politique ou critique voilée à un personnage contemporain dans le livret qui s’inspire d’une pièce de théâtre française : il a suffi d’un mélange de religieux (un culte protestant est même célébré sur scène à l’acte 3) et d’une triste et banale histoire d’adultère (avec tout de même un divorce sur scène) pour déchainer les ciseaux des censeurs et condamner injustement une œuvre qui aurait tout à fait sa place à côté des grands succès de Verdi.
Stiffelio, pasteur dans une communauté ahasvérienne isolée, revient dans sa paroisse après un long voyage. On lui apprend qu’un homme non identifié aurait été vu quittant précipitamment son domicile ; il s’agissait en fait de Raffaele, qui convoite Lina, l’épouse du pasteur. Le pasteur est d’abord magnanime, et préfère ne rien entendre. Pourtant le poison du doute et de la jalousie ne va pas tarder à faire son œuvre. Lina qui aime encore Stiffelio voudrait avouer son crime mais en est empêchée par son père, Stankar, pour qui la bienséance prime sur les sentiments de sa fille. Il finira d’ailleurs par tuer l’amant, avant que Stiffelio ne pardonne à son épouse devant toute la communauté, en reprenant la parabole de la femme adultère sauvée par le Christ.
Jonathan Tetelman (Stiffelio), Hrachuhi Bassenz (Lina), Dario Solari (Stankar), Tristan Blanchet (Raffaele) © Klara Beck
Jonathan Tetelman, titulaire du rôle-titre, est annoncé en convalescence après avoir été souffrant durant la semaine. On se demande au moment des saluts ce que cela doit donner quand il est en pleine forme ! Le jeune ténor américain est une véritable révélation. La voix, au timbre solaire et à l’émission haute, semble se jouer de la tessiture tendue. On aurait pu imaginer couleurs plus sombres pour ce rôle qui préfigure par certains accents Otello, mais le chanteur compense par une intensité et une puissance sidérantes : on ne sort pas indemne d’un tel engagement.
Le seul à ne pas pâlir en termes de puissance est la basse turque Önay Köse, qui donne toute son autorité au pasteur Jorg, figure de la rectitude morale.
Le reste de la distribution ne dépare pas pour autant. La Lina de Hrachuhí Bassénz émeut par son timbre prenant, dont les fêlures trahissent les déchirures de l’âme. Elle fait également sienne l’écriture aux réminiscences belcantistes (en particulier sa cabalette de l’acte II). Il manque simplement une insolence à la quinte aiguë, un élan pour nous combler totalement. Dans le septuor de l’acte I, elle n’est ainsi qu’une voix parmi d’autres quand elle devrait surnager, exprimant sa honte et son angoisse.
Dario Solari possède toute l’étendue du rôle de Stankar, qui par certains accents se rapproche de Giorgio Germont… en plus sanguinaire ! Pour que le portrait soit complet peut-être eut-il fallut davantage de mordant dans les éclats les plus belliqueux. Tristan Blanchet parvient quant à lui à donner du relief à Raffaele, l’amant un peu sacrifié par Piave et Verdi.
Les décors signés Hannah Clark sont simples et esthétiques : une église en bois, dont nous découvrirons successivement l’intérieur et l’extérieur, qui se détache sur un ciel qui passera de la grisaille à une pluie de fin du monde. Cette désolation se retrouve dans les costumes, inspirés des communautés hamish, qui revêtent un camaïeu allant du blanc au noir en passant par le gris : pas de place à la couleur dans ce monde, hormis un voile rouge couvrant brièvement la tête de la femme adultère. La référence au déluge sera filée jusqu’au final, où Stiffelio sort de l’église devenue une arche au milieu de l’onde, et pardonne et purifie son épouse par l’eau, composant une très belle image finale.
Au-delà de son esthétique travaillée, le spectacle séduit par son relatif classicisme et une lecture au premier degré bien adaptée à une œuvre méconnue du grand public. Cependant, si les scènes de groupe et d’action sont bien réglées (notamment le duel entre Stankar et Raffaele), les scènes intimes semblent avoir moins inspiré Bruno Ravella : à cet égard, la première confrontation à l’acte I entre Stiffelio et Lisa peine à traduire la tension croissante entre les époux.
L’Orchestre symphonique de Mulhouse sous la direction d’Andrea Sanguineti fait montre dès la longue ouverture de sa grande discipline et de la qualité de ses instrumentistes (notamment la trompette solo). Le chef fait preuve d’une grande attention au plateau, mais peut-être était-ce dû au fait que nous assistions à la première, on aurait souhaité parfois davantage de souffle dans la direction.
On saluera pour finir la très belle prestation du Chœur de l’Opéra national du Rhin : d’une très grande rigueur rythmique, il séduit par l’équilibre des pupitres et une absence de duretés, même dans les forte. On note également de très beaux effets de spatialisation dans la scène finale de l’acte I.
Voilà une production qui rend justice à l’oublié Stiffelio, pour ce qui serait sa création scénique moderne en France (on compte juste une production à Monte Carlo en 2013 selon l’excellent numéro d’Avant-Scène Opéra qui lui est consacré) !