Entendre Rinaldo résonner dans le Théâtre Raymond-Devos de Tourcoing, lieu de résidence principal de l’Atelier lyrique, a quelque chose de très émouvant. En effet, c’est Jean-Claude Malgoire, le fondateur et l’ancien directeur artistique de l’Atelier lyrique de Tourcoing, qui fut, en 1977, le premier à enregistrer l’œuvre de Haendel et à l’interpréter sur instruments d’époques, participant ainsi à la redécouverte d’un répertoire, d’un genre et d’un style dont on avait perdu la probité interprétative au cours du XIXe siècle. L’acoustique de cette salle de taille modeste et à l’allure douillette, est par ailleurs remarquable pour ce répertoire, soutenant chaleureusement la projection des chanteurs et faisant palpiter les timbres des instruments d’époque avec vivacité.
Il convient peut-être de s’attarder justement sur la question du genre de l’œuvre. Rinaldo est un opera seria, le premier que Haendel écrivit spécifiquement pour le public londonien. Les codes dramaturgiques de l’opera seria sont tout à fait éloignés de ceux des œuvres musicales et dramatiques du XIXe et, à plus forte raison, du XXe siècle. En effet, l’argument en est souvent succinct et présente des situations conventionnelles ; les personnages apparaissent comme des assemblages de passions typiques ; la forme musicale est très strictement arrêtée, selon un modèle récitatif – aria, avec très peu d’ensembles et de mobilité dramatique. Il faut aussi imaginer qu’à l’époque d’Haendel, la dimension spectaculaire de la représentation avait toute son importance : la réussite de tableaux extraordinaires et de scènes « à machines » participaient, avec les charmes de la partition et la virtuosité des interprètes, à la réussite d’un spectacle. Il ne s’agit nullement de porter un jugement de valeur sur ces codes esthétiques, car ils sont ceux d’une époque et d’un public, et déploient des enjeux dramatiques et musicaux qui ne demandent qu’à être réactivés, mais le défi d’un metteur en scène d’opera seria aujourd’hui sera toujours de parvenir à rendre accessible, voire évidente et nécessaire, cette forme spécifique à un public actuel.
Pour sa première mise en scène d’opéra, créée en 2018 et déjà chroniquée sur Forum Opéra lors de la création nantaise et de la reprise rennaise de cet automne, Claire Dancoisne a su recourir à son expérience du théâtre de rue et d’objets, ainsi que dans l’art de la marionnette. L’esthétique de la scénographie et des costumes, d’un style cyberpunk très années 1980, peut sembler un peu désuète, mais la dimension merveilleuse du livret est prise en charge avec brio et malice : comme indiqué dans le livret, Armida arrive juchée sur un dragon, ici une impressionnante machine articulée qui vomit de la fumée. Ces machines, impressionnantes par leur démesure sur une scène si peu vaste, participent à l’action et, notamment lors du démontage à vue par les interprètes de l’arbre/cage d’Armida, amènent une dimension réflexive au dispositif, en exhibant leur propre artificialité.
© Pascal Perennec
Des tableaux très différents se succèdent, sur un plateau animé par deux comédiens, Gaëlle Fraysse et Nicolas Cornille : théâtre d’ombre ou d’objets sont notamment convoqués pour amener de la variété au spectacle, et de la poésie. La direction d’acteur donne même à voir les personnages comme des marionnettes, ce qu’accentue leur maquillage outré. Néanmoins, cette distanciation éloigne fatalement par moments les personnages de ce qu’ils traversent et beaucoup de scènes sont traitées sur un ton humoristique, comme le coup de foudre d’Armida pour Rinaldo – certes, l’opera seria n’est pas toujours que sérieux, mais on gagnerait en richesse expressive et en contrastes en laissant les interprètes habiter pleinement certaines situations, mêmes conventionnelles, plutôt qu’en les abordant avec distance.
Créé par un castrat, parfois confié à une voix de femme, le rôle de Rinaldo est ici tenu par le jeune contre-ténor Paul-Antoine Bénos-Djian. La voix est d’une homogénéité remarquable et le timbre d’une densité harmonique rare pour ce type de voix. Doté d’une solide technique, le chanteur n’hésite pas à ornementer abondamment ses reprises et à recourir dans le grave de sa tessiture, par touches expressives, à la voix mixte, notamment dans un étonnant « Il Tricerbero umiliato », où Rinaldo semble tirer sa force guerrière des plus obscures profondeurs de la terre.
Blandine de Sansal est peut-être un peu jeune encore pour conférer au personnage de Goffredo, fier commandant en chef des armées croisées, toute son autorité, mais le timbre de la chanteuse est riche et le phrasé plein d’élégance. Le registre grave de la voix est particulièrement séduisant et la diction de l’italien est pleine de saveurs. Une jeune artiste à suivre, assurément !
Le rôle d’Alminera, la fille de Goffredo et amante de Rinaldo, à qui échoit l’air le plus connu de l’œuvre (« Lascia ch’io pianga »), est tenu par Emmanuelle de Negri. Elle pare le rôle d’une présence pleine de fraîcheur et vigueur, grâce à son timbre fruité et la délicatesse assurée avec laquelle elle déploie les lignes musicales.
Le timbre acidulé d’Aurore Buché convient tout à fait aux charmes âpres de la magicienne Armida. La voix manque cependant un peu d’ampleur pour épouser la mesure du personnage et l’aigu sonne un peu aigre, mais l’abattage scénique pallie adroitement ces quelques défauts.
D’une présence scénique saisissante, Thomas Dolié est un Argante plein de charmes. Certes, l’italien est un peu flou et le manque de coloration de la voix peut rendre parfois presqu’uniforme certains passages de la partition, mais la beauté de l’engagement, les qualités expressives de l’artiste et sa technique redoutable – quel impressionnant « Sibilar gli angui d’aletto », aux vocalises démesurées attaquées avec panache ! – balayent ces quelques réserves et emportent l’adhésion. Un portrait d’une grande noblesse et superbement accompli, assurément.
Les sortilèges et le merveilleux jaillissent aussi de la fosse où le Banquet Céleste officie. L’effectif instrumental est un peu réduit, mais cela n’empêche pas les musiciens d’atteindre une remarquable plénitude sonore. Les solistes, notamment le bassoniste et le claveciniste, remarquables d’engagement et de phrasé, dispensent un son riche et constrastée. On entend que le chef Damien Guillon est aussi un chanteur, tant sa direction épouse les mouvements des interprètes sur scène et tant l’orchestre semble soutenir et se fondre, dans un même temps, aux voix des chanteurs. La musique de Haendel s’anime sous sa baguette, tantôt avec un tranchant d’un éclatant dramatisme, tantôt avec une grâce pleine de charme et des contours délicats. Rarement on aura entendu un Haendel si palpitant, à la fois vivant, équilibré et d’une folle inventivité instrumentale.