Clou du Festival d’automne du Festspielhaus de Baden-Baden, la Norma de Cecilia Bartoli est à l’affiche pour deux représentations après sa création remarquée au festival de Salzbourg en 2013 et la programmation au Théâtre des Champs-Élysées en octobre dernier, lesquelles ont suscité des réactions pour le moins enflammées. Ici, le public est très enthousiaste et c’est debout que la salle archi-comble salue, à l’issue du spectacle, une Cecilia Bartoli visiblement heureuse et épanouie au milieu de ses partenaires ravis. C’est à peine si l’on entend quelques murmures, dans les couloirs, à propos de la mise en scène qui ne semble toutefois pas choquer grand monde.
Il est vrai que le choix de la transposition de l’action sous l’Occupation où se côtoient Romains/soldats allemands et Gaulois/résistants français a de quoi désarçonner. Bien sûr, toute la partie sacrée y perd de sa puissance d’évocation, mais la mise en scène de Moshe Leiser et Patrice Caurier fourmille de trouvailles qui, si elles n’emportent assurément pas l’adhésion générale, n’en restent pas moins passionnantes. Bien sûr, nous sommes à des années-lumière de la réalité gallo-romaine ou de la vision romantique d’un passé revu et corrigé à la mode de la peinture troubadour, mais cette plongée dans la France de l’Occupation nous permet d’aborder l’œuvre de Bellini sous des angles différents, ce qui est tout à fait excitant. Tous les amoureux de Norma ont pu voir des productions dont certaines étaient particulièrement hideuses et dans lesquelles il n’y avait pas l’ombre d’une idée de mise en scène. Le travail de Moshe Leiser et Patrice Caurier ne s’inscrit décidément pas dans cette lignée. Certes, et comme le note Antoine Brunetto dans son compte rendu, la virtuosité peut finir par « tourner à vide, voire raconter une histoire indépendante du livret ». Mais les personnages n’en deviennent ici que plus humains. Sept décennies plus tard, les plaies ne sont pas refermées et parler de collaboration est toujours extrêmement délicat. On peut ainsi voir en Norma une collaboratrice qui trahit les siens, le fait par amour et en assume les conséquences (la clandestinité) jusqu’à ce qu’elle soit bafouée et trahie par son amant volage et inconséquent. Plutôt que de se muer en Médée et tuer sa progéniture tout en se vengeant sur sa rivale, elle finit par se constituer bouc émissaire, pour être tondue avant que d’être immolée (où l’on retrouve d’ailleurs le caractère sacré de l’œuvre).
© Vincent Pontet
On comprend tout à fait que Cecilia Bartoli ait pu adhérer à cette lecture : son approche de Norma, tant dans sa façon d’habiter vocalement le personnage que de l’interpréter sur scène, correspond assez bien à ces errances, dilemmes et déchirements si bien décrits par Irène Némirovsky dans sa Suite française. Les décors et le travail sur la lumière ne sont pas sans évoquer les films d’Henri-Georges Clouzot, Quai des Orfèvres pour les lumières biaisées et surtout Le Corbeau tant controversé (considéré comme film de collaboration par les Français et censuré comme film de résistance par les Allemands), entre autres dans le choix de la salle de classe comme décor principal. Autre influence cinématographique notable, le cinéma expressionniste allemand pour ses contrastes et travail sur les ombres, notamment dans les scènes intimistes où le décor se resserre sur les protagonistes. Mais c’est surtout la petite robe mettant généreusement en valeur la poitrine et les formes de Cecilia Bartoli qui interpelle. On ne peut s’empêcher de penser à Sophia Loren et ses deux rôles de femmes emportées dans la tourmente fasciste (Une journée particulière ou encore la Ciocciara qui valut un Oscar à la Loren) dans ce qui apparaît comme un hommage appuyé de la Romaine à la Napolitaine. Là encore, chacun se fera son opinion, mais la prestation scénique de la Bartoli est époustouflante.
En grande forme, la cantatrice nous offre sa maîtrise vocale habituelle, avec une force pyrotechnique et ornementale éblouissantes. Elle continue à faire mûrir sa Norma dans le sens d’une plus grande incarnation dramatique, si on compare sa prestation avec celle du CD sorti en 2013, enregistrement qui achevait de bousculer nos habitudes d’écoute mais nous stimulait et nous forçait à reconsidérer nos certitudes. Cecilia Bartoli aborde manifestement l’œuvre avec respect, intelligence et travail de prospection d’un sérieux indéniable. À ce titre, elle mérite la plus grande considération. Si son interprétation est différente, elle fait néanmoins sens et vient s’inscrire à côté de celles des plus grandes, de Maria Callas à Montserrat Caballé. Le reste est avant tout une question de plaisir à l’écoute et de goûts. Et au vu de ce que l’artiste restitue de la complexité du rôle, pourquoi critiquer les scories que sont le manque d’une certaine autorité due surtout aux limites naturelles de sa voix ?
La belle surprise de la soirée vient d’Adalgisa, merveilleusement incarnée par Rebeca Olvera, adorablement juvénile et toute de fébrilité enamourée. La soprano mexicaine est décidément une artiste à suivre, ne serait-ce que pour la beauté rayonnante du timbre. Les duos mezzo-soprano sont extrêmement séduisants. Autre grand séducteur, Pollione, dont on apprécie en premier lieu le physique avantageux qui correspond idéalement au rôle. Norman Reinhardt incarne un personnage falot, d’une méticulosité pointilleuse (il faut le voir plier ses vêtements quand il se prépare à partager un matelas avec Adalgisa) avant d’essayer de prendre la tangente quand on lui impose de faire face à ses réalités. Le ténor se fond ainsi dans la masse sonore avant de projeter des aigus percutants, mais on retient surtout la sensualité et la délicatesse de ses invites amoureuses ; rarement un « Vieni in Roma » n’aura été plus craquant… Péter Kálmán, en revanche, convainc moins en Oroveso, qui en perd son épaisseur psychologique au point de devenir fade ; on en vient à regretter la superbe prestation de Michele Pertusi sur le disque de 2013. Quant à Clotilde et Flavio interprétés respectivement par Liliana Nikiteanu et Reinaldo Macias, ils tirent tous deux leur épingle du jeu.
Le Coro della Radiotelevisione svizzera de Lugano offre une belle cohésion, mais manque parfois de puissance. La direction de Gianluca Capuano, enfin, se montre particulièrement nerveuse et rapide, y compris dans les moments élégiaques où l’on aurait aimé poursuivre sa rêverie romantique. Mais il faut souligner l’excellences des interprètes de l’ensemble I Barocchisti. Cette Norma hors norme possède bien des atouts…