Le Théâtre des Champs-Elysées nous convie ce soir (et pour trois autres représentations) à découvrir la Norma selon Cecilia Bartoli, qui a déjà fait couler tant d’encre depuis sa création au festival de Salzbourg en 2013. Hormis des huées adressées aux metteurs en scène, le public de cette première accueille avec enthousiasme les artistes au tomber de rideau.
On a beaucoup discuté de la légitimité de l’approche défendue par Cecilia Bartoli : le but avoué de la chanteuse est de débarrasser la partition des scories que la tradition interprétative aurait accumulées, déformant ainsi les profils vocaux requis par l’œuvre. Nous ne reviendrons pas sur le côté discutable de ces affirmations, fort bien décrit par Jean Michel Pennetier à propos du disque sorti en 2013. Nous nous bornerons à constater que, si elle renouvelle l’écoute de l’œuvre, cette approche nous semble également émousser une partie de son ampleur et de son pouvoir dramatique.
Dès l’ouverture on est dérouté par la matité des cordes de l’ensemble I Barocchisti, qui modifie profondément les couleurs de la partition, privée de ses scintillements sélènes. On note également que les cuivres s’intègrent moins bien qu’habituellement dans le tissu orchestral, soulignant les aspérités plutôt que la fluidité des cantilènes belliniens. A la tête de l’ensemble suisse, Gianluca Capuano, parfaitement suivi par des instrumentistes virtuoses, privilégie des tempi plutôt rapides, quitte à paraître parfois précipités, comme dans le début du duo Norma-Adalgisa que l’on aurait pu souhaiter plus rêveur. On gagne en vivacité ce que l’on perd en majesté.
La mise en scène de Moshe Leiser et Patrice Caurier peut être admirée à plus d’un titre. Le duo transpose l’action sous l’Occupation, les Romains devenant des soldats allemands et les Gaulois des résistants, qui ont pour repaire une école dont Norma est la directrice. Le décor principal reconstituant une salle de classe, bien éclairé, est très esthétique. La direction d’acteurs est fouillée, quasi cinématographique, comme lors de ces saynètes pendant l’ouverture, plantant le décor, où l’on découvre les prémices du drame, lorsque Norma rencontre Pollione pour la première fois. On pourrait multiplier les exemples de détails bien pensés, permettant une grande lisibilité de l’intrigue et les scènes fortes, telle Norma tondue avant le sacrifice.
Rebeca Olvera (Adalgisa) et Cecilia Bartoli (Norma) © Vincent Pontet
Pourtant cette virtuosité de la mise en scène nous semble tourner à vide, voire raconter une histoire indépendante du livret. Si l’on comprend les similitudes que le duo franco-belge a pu identifier avec les déchirements de l’Occupation, on a beaucoup de mal à justifier ce que viennent faire les druides, les sacrifices humains, les prières à l’astre nocturne et autres cueillettes de gui en 1945 dans la France occupée (les paroles n’ont, heureusement, pas été adaptées pour coller à l’actualisation). Le décalage est moins gênant dans les scènes intimes, mais on regrette plus généralement que tout l’aspect sacré de l’œuvre, qui explique en partie les actions des personnages, ait été totalement effacé : Norma perd ainsi une partie de son identité, elle n’est plus qu’une femme bafouée, occultant la prêtresse déchirée entre son devoir et son amour.
Le disque gommait une des limites de l’interprète du rôle-titre, qui apparaît dès le récitatif d’entrée, « Sediziose voci ». En effet, un volume sonore relativement limité, conjugué à un manque de mordant, prive l’apparition de Norma (Cecilia Bartoli) de la solennité et de l’autorité nécessaires (les passages les plus dramatiques de la partition souffrent de ces mêmes maux). Le « Casta diva » qui suit rassure cependant immédiatement : si la voix garde des teintes plutôt terriennes, à l’unisson de l’orchestre, la vocalise émise mezza voce est admirablement conduite et d’une précision rare. Plus généralement, la cantilène sied parfaitement à la chanteuse romaine, qui y déploie des trésors de souffle, ainsi que les passages virtuoses (« Ah ! bello, a me ritorna » ou « Oh non tremare ») abordés à une vitesse ébouriffante. Pourtant ce que l’on retient dans cette incarnation c’est l’engagement dramatique de la chanteuse, en particulier une scène finale, où l’émotion, longtemps retenue, pointe enfin.
La légèreté est un point commun de tous les interprètes qui entourent Cecilia Bartoli ce soir. L’Adalgisa diaphane de Rebeca Olvera apporte une vraie fraîcheur à son personnage et l’inversion de tessiture par rapport à une distribution « classique » (Norma soprano et Adalgisa mezzo) est des plus séduisantes. Cette pureté atteint cependant ses limites dans le trio de la fin de l’acte I où l’on a plus l’impression d’entendre une petite fille boudeuse qu’une femme blessée par son amant. Le Pollione de Norman Reinhart est également très clair de timbre et peu puissant, disparaissant ainsi dans les ensembles. Il a cependant bien d’autres qualités stylistiques à faire valoir : il varie avec goût ses reprises et allège son émission, osant même la voix mixte dans le duo avec Adalgise ou le face à face avec Norma à l’acte II. Ce Pollione est certes un peu pâle mais ne manque pas d’élégance !
On trouvera moins de satisfaction du côté de Peter Kálmán, Oroveso à la voix plutôt engorgée, que des comprimarii, Rosa Bove (Clotilde) et Reinaldo Macias (Flavio) bien chantants qui donnent plus de relief qu’habituellement à leurs personnages. On soulignera enfin les grandes qualités du chœur Coro della Radiotelevisione svizzera, Lugano, aux interventions tours à tour puissantes (« Guerra, Guerra ») ou poétiques (« Non parti ? »).