Excellente routine que cette Bohème de Bastille. La mise en scène certes n’en est pas une. Non pas que l’on s’insurge contre ces décors réalistes comparables à ceux de Plus belle la vie, mais enfin pour la lisibilité du drame, la caractérisation scénique, on repassera. Au fil des reprises, le souffle initial s’estompe. Dommage, dans un opéra composé non d’actes, mais de « tableaux » (quadri), soulignant bien que Puccini cherchait à la fois des tranches de vie (plus qu’un enchaînement linéaire de faits) et une dimension picturale présente jusque dans la musique. On eût aimé que les ensembles, les groupes, la chorégraphie en somme voulue par Puccini aient été un peu plus manifestes. Il ne suffit pas de décorum pour faire un théâtre.
C’est plus ou moins la même chose dans la fosse, où Daniel Oren rend compte de la célérité de cette musique, cultive les timbres, dirige avec une savante précision – sans toutefois que les moments les plus poétiques soient vraiment ciselés. Allons, modérons nos exigences. Tout cela est tout de même très bien, sans jamais être captivant.
Il est incontestable que le plateau vocal pouvait, lui aussi, offrir de plus grandes satisfactions. Commençons par une petite énigme : la présence de Ludovic Tézier en Marcello. Le baryton français se révèle fort bon acteur ici. Sa présence à la fois virile et chaleureuse, sa stature et sa dégaine, font merveille. Mais vocalement… c’est presque trop ! On entend bien qu’il cherche à ne pas écraser le plateau, mais il n’y parvient pas. Sa voix est de plus en plus incisive, sonore, son articulation est nette et suggestive, la ligne est admirable. Mais est-ce là un Marcello ? Non, c’est un Valentin, un Telramund, un Macbeth, un Posa – comme récemment il fut un grand Renato. Il s’escrime à ne pas faire craquer les coutures du rôle, mais il domine ses partenaires de la tête et des épaules, quoi qu’il en ait. On l’écoute avec bonheur, mais il dénote tout de même.
D’autant que ceux-ci ne jouent pas dans la même catégorie. A Tézier il faudrait un Alvarez en Rodolfo. Il n’a qu’un Massimo Giordani. Le ténor italien dispose d’un timbre agréablement ensoleillé, qu’il fait valoir jusqu’à son air. On sent bien qu’il lui faut se chauffer, et le trac sans doute est là qui le tenaille (c’est sa première). Che gelida manina est convenablement chanté, mais lorsque la voix est vraiment sollicitée (et elle l’est ! et pas seulement pour le contre-ut !), elle se coince dans des sonorités nasales et trompettantes. L’aigu ne s’épanouit pas, il claironne. Après l’air, la voix n’est plus la même. Le médium s’est voilé, et les aigus sont tous livrés en force. L’acteur est sympathique, mais on souffre pour ce chant disparate de mauvais aloi.
Inva Mula est une jolie Mimi, capable comme toujours de distiller de l’émotion. Chez Puccini, toutefois, Mimi n’est pas son emploi. Il lui manque une certaine opulence, cette chair qui vibre et fait vibrer la phrase. Schaunard est correctement tenu par un jeune artiste à la voix déjà bien usée, et Colline trouve en Wojtek Smilek un interprète sonore un peu trop dépourvu de charisme. Benoît est vraiment tordant, avec un italien savoureux. Alcindoro, hélas, est aboyé par un Rémy Corazza en fin de voix.
Reste Natalie Dessay, bien sûr. « Quelle belle voix elle a cette Natalie Dessay !», s’exclame ma voisine à la fin du premier tableau. Avant de constater à la lecture de son programme qu’elle a confondu ; elle pensait que Dessay tenait le premier rôle. Magie du marketing. A la fin du deuxième tableau, cette même voisine s’écriera : « Quelle actrice cette Natalie Dessay !». En effet : elle joue, comme elle sait faire, de tous les registres, d’abord pimbêche sautillante, puis femme poignante dans sa compassion pour Mimi. Elle fait bien un peu du Dessay, mais après tout, que demander de plus pour une Musetta ? Elle étonne et amuse, elle émeut aussi. Comme actrice, oui, elle se pose là. La mise en scène étant plus ou moins située dans les années vingt, elle pousse le chic jusqu’à camper une actrice de cinéma de l’époque, puisqu’à l’instar des grandes stars d’alors, elle est muette – enfin, plus exactement, on ne l’entend pas. Une chose est de reconnaître que dans Puccini, Musetta est le seul rôle qui lui soit accessible vocalement. Une autre chose est de passer l’orchestre puccinien, qui est le même pour tout le monde. Or, elle ne le passe absolument pas. Même dans sa zone de confort vocal (l’aigu), elle ne déploie aucun volume. La ligne de Puccini échappe à sa vocalité, et la contraint à des accents par trop naturalistes (pour ce qu’on en perçoit). Fatigue vocale ou erreur de casting ? Dans les deux cas, elle a sans doute sous-estimé l’épaisseur de l’orchestre et la taille de la salle.
Au final, avec ses attraits marketing, son classicisme un peu minimal et sa très bonne facture d’ensemble, voilà un spectacle qui n’est pas sans évoquer certaines soirées du Metropolitan Opera. C’est déjà ça !