La Stella, l’étonnant Pär (Pelle) Karlsson en guêpière, titubant une bouteille d’alcool à la main, commence à descendre un immense escalier de music-hall encadrée de boys et de girls années 30, se tord le pied, et dévale en roulant sur elle-même presque toute la hauteur du décor. Le ton est donné, cette représentation des Contes d’Hoffmann dans une mise en scène inventive de Stefan Herheim ne sera, d’aucun point de vue, comme les autres.
Pour ce qui est de la version (voir l’intéressant dossier de Christian Peter, Un opéra à géométrie variable, et Les véritables Contes d’Hoffmann), ce soir, c’est la version « dite Keck » (cf. l’interview de Jean-Christophe Keck), qui en fait n’en est pas une, puisqu’elle regroupe tout le matériel disponible, avec quelques nouvelles orchestrations pas toujours convaincantes, laissant au metteur en scène et au chef le libre choix de faire leur propre cuisine. On a ainsi droit au septuor de la version Choudens, au « Petit coq » et à « Scintille diamant », deux airs qui souvent ont disparu des versions récentes. L’acte de Venise est ici le plus disparate et diversement efficace du point de vue théâtral, le rôle de Pitichinaccio a disparu, le duel n’a pas lieu, et au milieu se trouve une reprise du Chœur des étudiants de la taverne. Les variantes de musique et de texte sont légion, du plus simple (« non c’est ma méthode, chante Frantz), aux plus complexes (trois Giuletta entourent Hoffmann, chantées par Olympia, Antonia et Nicklaus). Le sublime air révélé par Fritz Oeser, « On est grand par l’amour et plus grand par les pleurs » est chanté par Hoffmann et non par Nicklaus. Plus sujet à caution est le passage de « la banqueroute du juif Elias » en « la faillite du juif Offenbach » ; amusant si l’on veut en ce que cela rappelle les nombreuses faillites de l’auteur comme directeur de théâtre, mais qui peut tout aussi bien être compris comme antisémite.
Quant à l’ordre des actes, ce soir c’est Olympia, Antonia et Giulietta, ordre que l’on peut également discuter à l’infini. Pour l’atmosphère générale, le décor de Christof Hetzer est une énorme et complexe machinerie qui tourne en permanence, faite d’escaliers et de voûtes, permettant soit de regrouper les escaliers en un seul occupant tout l’espace, soit de les diviser, tout en ménageant dessous des caves de briques, des espaces voutés qui deviennent tavernes, caves de boîtes louches ou canaux où circulent des gondoles. Superbe et angoissant, surtout quand le système tombe en panne comme ce soir au milieu de l’air de Kleinzach, imposant dix minutes d’interruption rideau fermé. Des vidéos suggestives (dont le tableau L’origine du monde de Gustave Courbet revu façon poupée de celluloïd) surplombent certaines scènes.
Pour les beaux costumes d’Esther Bialas, le jeu est plus complexe encore, puisqu’il s’agit d’entretenir la confusion des genres. Hommes-femmes, au bout d’un moment, on ne sait plus où l’on en est, d’autant que la plus grande liberté sexuelle est souvent explicitement affichée (les étudiants sodomisant maître Luther, qui semble y prendre quelque plaisir, Olympia sodomisant Hoffmann pour qui cela a l’air un peu plus douloureux, etc.). Les étudiants de la taverne ont tous le même costume et la même tête qu’Hoffmann, représentant ainsi son délire mégalo de conquêtes sexuelles (car Don Giovanni n’est jamais loin dans Les Contes). Les guêpières, les robes et costumes masculins s’échangent à tire larigot, Hoffmann apparaît un moment en guêpière, le Dr Miracle est en robe lamée – et c’est saisissant –, bref le fantastique passe aussi par ces changements de genre. Les mannequins et marionnettes jouent également un rôle ; pas de mannequin pour Olympia mais un pour Hoffmann que Coppélius brise, et sur lequel Antonia va rêver, car les actes s’enchaînent d’une manière totalement fluide ; marionnette d’Hoffmann, aux yeux brillants, qui apparaît de temps en temps au bon vouloir des éléments maléfiques. Enfin, les habituels valets sont remplacés par un petit Offenbach sautillant et armé d’une plume tachée d’encre (extraordinaire Christophe Mortagne), qui traîne avec lui un coffre de violoncelle contenant divers accessoires utiles à l’action.
© Bregenzer Festspiele/ Karl Forster
Que dire de la distribution, sinon que l’on a rarement disposé d’un plateau d’une telle unité, dominé par des personnalités de haut vol. L’Hoffmann de Daniel Johansson est tout simplement idéal, jeune et fort, à la voix cinglante capable de douceur, le timbre parfait du rôle, et un jeu scénique passant par toutes les phases des sentiments. Rarement Hoffmann a été aussi vraisemblablement torturé par tout ce qui lui arrive. Son bourreau, incarnation du mal, est joué par Michael Volle, et il est indéniable que depuis Gabriel Bacquier, on n’a jamais entendu un français aussi parfait (ce qui est presque valable pour tous les interprètes), ni surtout des intonations aussi justes. La voix, idéalement projetée, donne le frisson, et le jeu scénique, varié à l’infini, pose le personnage d’une manière particulièrement forte.
Du côté des dames, c’est tout aussi époustouflant. L’Antonia de Mandy Fredrich est éblouissante, autant de voix que de jeu, et chante toujours parfaitement juste. Surtout, elle confirme que ce rôle particulièrement difficile ne doit pas être attribué à des divas si talentueuses soient-elle, qui en font une affaire personnelle. Ici, toute l’interprétation fluide et simple, paraît une évidence. L’Olympia de Kerstin Avemo est tout aussi convaincante, mêlant humour et parfaites notes piquées. Rachel Frenkel est enfin un Nicklausse (et la voix de la mère d’Antonia) de grande qualité, meneur de jeu dépassé par les événements. Tous les autres intervenants sont également parfaits. L’orchestre et les chœurs, tout à fait dans le style d’Offenbach et en phase avec la mis en scène, sont fort bien dirigés par Johannes Debus.
Accueilli bien évidemment par les huées de certains, ce spectacle né de la rencontre entre Elisabeth Sobotka et Stefan Herheim est déjà hors du temps, donnant un sérieux coup de vieux à la version mythique de Patrice Chéreau et la renvoyant à l’histoire du théâtre. Le talentueux metteur en scène norvégien attendait pour monter cette œuvre dont il rêvait, de se voir proposer des conditions de travail qu’il a trouvées à Bregenz. Cette fois, et contrairement au tout récent Turandot, c’est pari gagné pour la nouvelle directrice du festival.