À quoi tient qu’une représentation devient magique ou reste ennuyeuse, bien que dans les deux cas toute une troupe mette tout son cœur à donner le meilleur ? À quoi tient qu’une représentation réalisée à Saint-Céré avec de tout petits moyens laisse le souvenir d’une merveilleuse soirée (cf. notre compte-rendu) alors qu’une autre au Châtelet, avec d’énormes moyens financiers, vous laisse de glace ? Car vous l’aurez compris, ce Barbier du Châtelet n’atteint pas les niveaux annoncés et escomptés. Cela peut tenir de plusieurs éléments : tout d’abord la reprise d’une production ancienne de 2005 (Teatro Real de Madrid) entre routine et insuffisance de répétitions ; une mise en scène au premier degré, sans grande inventivité ; une distribution où la jeunesse des chanteurs colle bien aux personnages, mais où – comme toujours à l’opéra – la jeunesse des voix et de l’interprétation est insuffisante pour un théâtre de la notoriété du Châtelet, surtout quand la toute proche salle de l’Opéra Bastille continue de jouer la merveilleuse production de Coline Serreau.
Le metteur en scène Emilio Sagi, dans une interview, parle longuement de la théorie de « folie organisée » du Barbier telle que défendue par le spécialiste rossinien Alberto Zedda. Il ajoute un point important qui explique bien sa mise en scène : « C’est un ouvrage difficile à cerner, ni totalement drôle, ni totalement sérieux. Rossini a construit une œuvre fragmentée en « sketches », comme des mondes isolés qui se suivent et ne se ressemblent pas. » Le très beau décor à transformation de Llorenç Corbella s’adapte à cette vision de l’œuvre en proposant une Séville du XVIIIe siècle à la fois évocatrice et un peu abstraite ; les éléments scéniques disparates semblent, en se désarticulant et en se recomposant, danser avec les personnages ; les éclairages soignés d’Eduardo Bravosoulignent bien le parti pris de bichromie noir et blanc du décor, également présent dans les ravissants costumes de Renata Schussheimoù seuls Rosine, Almaviva et Figaro (et le tableau final) viennent petit à petit ajouter de précieuses touches de couleur. Tout est donc joli, propret, soigné, un rien sucré, sans l’ombre d’un pauvre ou d’un mendiant : on est plus chez Disney que chez McVicar. Mais la mayonnaise ne prend pas, peut-être en raison de la fréquente redondance entre le texte chanté et les jeux scéniques : par exemple, quand Figaro propose au comte de faire comme s’il était ivre, un homme passe en tanguant dangereusement ; et quand Figaro se présente en indiquant où se trouve en ville sa boutique, on lui apporte un plan-relief de Séville.
On compte néanmoins sur les doigts d’une main quelques très beaux moments de mise en scène, dont l’arrivée des forces de l’ordre à la fin du Ier acte (mais l’inspiration tourne vite court, et pour occuper les chanteurs, Sagi leur fait faire de l’origami (petits oiseaux en papier) ; la leçon de chant devant tout le personnel de la maisonnée qui fait écran entre les tourtereaux et Bartolo ; Berta qui s’évertue à vaporiser de peinture blanche une rose faisant tache au milieu d’un bouquet blanc comme tout le reste du décor ; la scène de la fièvre scarlatine, quand tout le monde fait sauter Basile comme un pantin ; le voile noir qui tombe devant la scène pendant l’orage, les machines à bruit et à vent sur scène, le jeu de El Pelele façon Goya (sans le pantin) et les mimes pris dans la tempête ; Berta et l’autre serviteur qui, à la fin, ont préparé leur petite valise pour partir avec les deux amoureux. Mais il y a aussi des contresens, comme quand Berta chante « je suis une pauvre vieille, nul ne s’intéresse à moi » et que, dans le même temps, le serviteur de la maison est en train de la lutiner. En fait, Sagi semble en panne d’inspiration, comme si l’œuvre lui faisait peur ; et la plus grande faiblesse de sa mise en scène est l’impression que l’on a d’un patchwork, de scènes collées bout à bout, et non d’un opéra cohérent.
La distribution est dominée par trois chanteurs. Bruno Taddia, Figaro extraordinaire de présence, sautant, virevoltant, embrouillant tout à plaisir, une vraie nature de théâtre qui, vocalement parlant, assure au plus haut niveau avec notamment des vocalises parfaites ; mais, seul bémol, il est né à Pavie, et cela se voit : il n’a vraiment rien d’espagnol, il est bien plus le serveur du restaurant italien de La Belle et le Clochard qu’un barbier sévillan ! Nicolas Courjal est un magnifique Don Basilio, matois, finaud, pas du tout caricatural, et vocalement superbe : force est de constater que la représentation ne démarre vraiment qu’à son entrée en scène, ce qui représente une bien longue attente. Enfin, Giovanna Donadini qui, tout comme Jeannette Fischer, s’est fait du rôle de Berta une spécialité, campe un personnage désopilant, entre Marie Dressler et Yolande Moreau, qui focalise l’attention dès qu’elle est en scène, et présente de plus d’excellentes qualités vocales. Fiorello enfin est honnêtement interprété par Christian Helmer. Le reste de la distribution est loin d’atteindre ce niveau. Le comte Almaviva de Bogdan Mihai est sans grand intérêt ; derrière un physique de jeune premier d’opérette développant un jeu primaire (je me campe à l’avant-scène et je chante bien face au public), le personnage ne perce pas ; la voix est un peu juste pour la grandeur de la salle, et la technique vocale peu sûre, une espèce de trémolo permanent faisant office de vocalises frisant la justesse ; quant aux ornements, ils sont rarement en mesure. Le Bartolo de Tiziano Bracci estun personnage plus proche de Fatty (Roscoe Arbuckle) que de l’habituel vieux barbon repoussant, etparaît plus bête et gentil que véritable tyran domestique séquestrant une jeune femme ; mais il manque surtout lui aussi de poids vocal, et la fin de la scène du rasage tombe complètement à plat. Quant à la Rosine d’Anna Stéphany, elle ne présente pas non plus grand intérêt. Vocalement, elle fait plus des roucoulades que de vraies vocalises, et à force de multiplier les variantes musicales, n’est plus toujours très juste, d’autant que beaucoup des notes qu’elle chante sont peu franches ; scéniquement, elle n’est pas meilleure : quand elle traverse la scène en tous sens faisant semblant d’être en colère ou d’être énervée, elle ne fait que parodier quelqu’un qui jouerait à être en colère ou à être énervé.
La direction d’orchestre de Jean-Christophe Spinosi est brusque, avec un manque total de clarté des pupitres, ce qui amène à un ensemble brouillon pour ne pas dire brouillé, agrémenté de plus çà et là de dérapages incontrôlés de quelques vents. Les décalages entre la fosse et la scène sont beaucoup trop nombreux pour une musique qui demande une précision métronomique : par exemple, le duo Bartolo/Almaviva au début de l’acte II n’est jamais parfaitement ensemble. Fatigués par la représentation, le chef et son orchestre s’enfoncent dans une mollesse confondante au moment du final. La montgolfière qui emmène les amoureux en voyage de noce semble bien près de se dégonfler…
Le public du Châtelet, qui n’est pas celui de l’opéra, et tous les copains de la fosse et du plateau ont fait un triomphe à cette représentation pleine de jeunesse mais où trop de faiblesses entachent les quelques éléments de qualité d’ensemble. À revoir la même production en DVD, malgré la présence de Juan Diego Florez et de Maria Bayo, il ne semble pas que le spectacle ait mieux fonctionné il y a cinq ans (cf. la critique du DVD par Placido Carrerotti).