Lucrezia Borgia est l’un de ces opéras de Donizetti qui se maintient au répertoire par la présence d’une primadonna assoluta dans le rôle-titre : Montserrat Caballé hier, Edita Gruberova aujourd’hui. Ce n’est, en effet, ni l’intrigue qui se répète d’un acte sur l’autre, ni l’instrumentation platement belcantiste qui a poussé la direction artistique du Deutsche Oper à programmer cette version de concert. La seule présence de la soprano slovaque en tête d’une affiche sur mesure le justifie depuis qu’elle a mis ce rôle à son répertoire en 2008.
Régulièrement décriée par certains critiques qui souhaiteraient la voir se cantonner à des rôles de soubrettes, Edita Gruberova donne ici un exemple de longévité et de santé vocale impressionnant ainsi qu’un grand moment d’émotion.
Son timbre clair est d’une pureté remarquable que rien n’altère. Nul souffle ni vibrato ne viennent en gâter l’émission. Sa technique est au summum. L’amplitude sonore entre ses forte et ses pianissimi s’avère hors du commun, quelle que soit la note tenue. Ses messe di voce, ses trilles sont étourdissants. Enfin, sa capacité à conserver un legato parfait dans les grands airs d’acrobatie vocale est stupéfiante. Seul bémol sur cette portée de qualités, la faiblesse de son registre grave. Contrairement à certaines sopranos qui se retranchent dans des rôles dits « de caractère » lorsque leur aigu commence à s’émousser, Edita Gruberova rencontre des difficultés pour émettre des sons dans le bas de sa tessiture. Pour le rôle de Lucrezia Borgia, cela devient un atout, en ce sens que ces sons forcés et rauques accentuent la nature monstrueuse du personnage.
Aux côtés du personnage de Lucrezia Borgia, qui concentre toutes les pages d’intensité dramatique et de virtuosité musicale de l’œuvre, les autres rôles pourraient n’être que des faire-valoir, pourtant il n’en est rien. La basse Alex Esposito, dans le rôle de Don Alfonso d’Este, concentre la noirceur de ce couple assoiffé de sang à travers ses deux confrontations avec son épouse. Pavol Breslik, très mobile dans cette version de concert, incarne un Gennaro au physique avantageux et à la voix solide bien que manquant de rondeur. Jana Kurucovà, en Maffio Orsini, est une autre bonne surprise de la soirée. Ses airs nécessitent une voix longue et souple, notamment dans sa chanson à boire de l’acte II alors que toute l’attention se concentre sur son personnage. La mezzo-soprano slovaque en est ici l’interprète idéale.
Sous la direction d’Andriy Yurkevych, chœurs et orchestre du Deutsche Oper parviennent, à force de rupture de rythme, de nuances extrêmes et de précisions d’interprétation, à transcender la partition, à lui donner une tension dramatique palpable et à dépasser la simple ponctuation des pages lyriques.