Julia Lezhneva* n’a pas trente ans. Et pourtant, son premier récital discographique a paru en 2011 ! D’autres disques, d’autres spectacles sont venus et ont attesté des progrès comme des limites de la jeune prodige. Ce récital tourangeau, deuxième d’un week-end consacré au belcanto dans le cadre du festival Concerts d’automne, permet de faire le point sur le phénomène Lezhneva dans ce qui est aujourd’hui son répertoire d’élection, le baroque, en particulier la musique de Graun pour laquelle elle s’est découvert une affinité particulière.
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Dans la première partie, la soprano est conforme aux attentes : d’une agilité confondante, fascinante d’aisance dans les traits les plus tortueux, maîtresse d’un trille sans égal restituant enfin à ce répertoire l’un de ses indispensables ornements. La voix est belle et sa puissance inattendue autorise une large palette dynamique. Elle est aussi fondamentalement centrale, et les incursions dans le grave et l’aigu sont intelligemment menées. La première aria exige une séduisante autorité, la deuxième une ligne ample et pathétique, la troisième une urgence rageuse ; or qu’entend-on ? Des velléités expressives affirmées mais assez génériques, voire incongrues, plutôt indifférentes à l’égard d’un texte néanmoins assez intelligible. C’est une expression avant tout guidée par et pour le chant, qui, de fait, produit de très beaux effets – du moins lorsque la soprano évite de sourire en chantant suavement « sans toi, je ne puis plus vivre ». D’allure poupine, elle affiche un air mutin puis s’inquiète soudainement, ses mains se tendent presque maladroitement… À l’entracte, on sort ébloui et séduit tout en songeant que ces moyens phénoménaux ne sont pas encore guidés avec la toute maturité nécessaire.
Puis vient la seconde partie de la soirée. Tout paraît s’aligner : texte, phrasé, gestuelle, style… Les beautés qui fusaient en tout sens dans la première partie sont canalisées dans des intentions cohérentes à défaut d’être originales. Cela suffit pour que la magie opère. « Zeffiretti che sussurrate » s’écoute bouche bée, tant Lezhneva allie finesse et assurance, jusque dans les contrastes de la partie médiane qui vient ombrager l’idylle pastorale. Qui vocalise aussi puissamment, dans un seul souffle, les traits infinis d’« Un pensiero nemico di pace », en s’offrant le luxe de varier l’expression ? De la plus haute école encore, le volubile « Brilla nell’alma » d’Alessandro, manifeste vocal d’une Bordoni à la conquête de Londres. Sur le plan strictement technique, Lezhneva arrive certainement au plus près de sa mythique devancière, capable des ornements les plus ciselés dans le canto di maniera comme d’une agilité torrentielle dans la bravura. Cette suprême aisance dans le vocabulaire du belcanto baroque, Lezhneva la possède assurément. Souriante, elle concède des gerbes de vocalises, lance des grappes de trilles à la volée, alterne retenue et exubérance en jouant avec un auditoire conquis.
Le premier bis est le cheval de bataille de la soprano. Il s’agit d’un air du Britannico de Graun dont plusieurs virtuoses historiques se sont emparées au fil des siècles, de Gertrud Mara à Pauline Viardot (mise à l’honneur le lendemain) et Ann Hallenberg (entendue la veille). Lezhneva opte pour la version insérée dans le Siroe de Hasse, et ne donne que la reprise ornée. Il n’est plus question d’interpréter un rôle, mais de sidérer le public. Infini déferlement de roulades, arpèges, aigus, notes battues : la liberté et la maîtrise mettent la salle debout. Suit le bref alléluia virtuose du motet In caelo stelle clare de Porpora. Le public soupire d’aise en reconnaissant ensuite les premières mesures de « Lascia la spina » (devenu le « O mio babbino caro » du baroque). L’interprétation peut sembler un brin extérieure, mais c’est bien le Plaisir qui s’exprime dans cette version, et le théâtre est pendu aux lèvres de la soprano.
Ces trois bis peuvent sembler généreux, mais le programme n’annonçait que six airs et laissait beaucoup de place à l’orchestre. Très digne accompagnateur de la soliste, le Kammerorchester Basel, tout en cordes, présente de beaux équilibres et une amplitude appréciable. Cela étant, fallait-il jouer quatre concertos de Torelli, dont le charme mélodique paraît ici limité ? Virtuose et incisif, sous la houlette du violoniste Stefano Barneschi, l’ensemble ne parvient pas toujours à insuffler la chaleur et la fantaisie qui en auraient stimulé l’écoute, malgré les effets de spatialisation. Cela ne dépare en rien une soirée où Julia Lezhneva a laissé entrevoir la grande chanteuse qu’elle peut être… ou devenir.
* Cette transcription anglaise s’est imposée, toutefois en français le nom s’écrit et se prononce Ioulia Lejneva.