C’est la version de 1934 de la rare Belle au Bois-dormant de Respighi qui a été retenue par l’Opéra de Lyon, où les cordes, le célesta et le piano s’ajoutent aux instruments à vent et de percussion de la version originale. Dix-huit musiciens, donc, pour une partition étincelante, qui mêle de façon très unifiée les styles et les genres, avec nombre de clins d’œil à Wagner, Debussy, Massenet, Stravinsky et Puccini. L’écriture vocale raffinée, très lyrique, mériterait à elle seule de sortir cette œuvre de l’injuste oubli où elle était tombée. L’Opéra National du Rhin nous avait révélé ce bijou en décembre 2014-janvier 2015, dans une version française, qu’avait particulièrement appréciée notre confrère Laurent Bury.
Le conte de Perrault, après avoir été illustré à l’opéra par Carafa, motiva deux ballets (Hérold, puis Tchaïkovsky), sans oublier la célèbre Pavane de la belle au bois dormant (Ravel). Ici, le livret, fidèle à l’intrigue, nous fait croiser une riche galerie de personnages, comme dans l’Enfant et les sortilèges, écrit à la même époque. Outre les incontournables – Princesse et Prince, Roi et Reine, les fées, un bouffon, une vieille dame– nous verrons aussi des animaux (le chat, les oiseaux) et des objets (la quenouille et le fuseau). Presque tous chantent, le décor est planté : la féérie est bien là. Malicieusement, Respighi et son librettiste prolongent le sommeil de la Princesse jusqu’au XXe siècle. Ainsi le Prince apparaît-il accompagné de Mister Dollar, et l’opéra s’achève sur une revue avec un fox-trot.
Lorsque s’ouvre le rideau, dans un cadre central, une jeune fille lit le conte à la lumière d’une lampe de poche. Nous découvrons ensuite la misère de sa condition, comme celle des enfants qui, en fond de scène, sur une décharge, crochètent son contenu à la recherche de quoi assurer leur subsistance. Par le pouvoir du rêve, du conte, ce dénuement devient source de poésie car nous basculons progressivement dans le monde de l’imaginaire. Ne connaîtrions-nous pas le nom, ni l’origine de la metteuse en scène – Barbara Horáková, – que nous reviendraient en mémoire des images de Madame Holle, d’après Grimm, avec la malicieuse Giulietta Masina, si proche de cet univers, à la fois sordide et merveilleux de fantaisie poétique. Les costumes, surprenants et ravissants, traduisent parfaitement cette double préoccupation. Un décor unique, qui va se renouveler tout au long de l’action, à la faveur d’éléments mobiles, d’éclairages et d’accessoires bienvenus. En plus de la présence de l’orchestre, côté jardin, le cadre et la profondeur de scène autorisent des actions simultanées, ainsi le rouet de la vieille dame enroule-t-il des bandes de signalisation de chantier, comme les ronces du conte. Celles-ci vont envahir toute la scène au point d’immobiliser la Princesse lorsque le fuseau la pique. Il appartiendra au Prince de détruire ces liens inextricables pour la délivrer d’un baiser. Tout fourmille d’invention, idéalement appropriée. Parexemple, les gros ballots de textiles que déplacent les enfants qui s’illuminent soudain, aussi, la couronne et le diadème du couple royal, faits de fourchettes, de cuillers et de couteaux. La surprise est permanente et ménage nombre de moments de grâce, musicale, dramatique et visuelle. Direction d’acteurs, comme chorégraphie relèvent du professionnalisme le plus abouti.
© Blandine Soulage
La partition est, à elle seule, une merveille d’écriture. La musique, d’un grand raffinement, efficace, poétique, soutient et commente l’action, parodiant le cas échéant le baroque tardif comme les grands compositeurs lyriques ou la musique populaire du XXe siècle. Tonale sans jamais être ringarde ou redondante, aux harmonies subtiles comme aux procédés les plus riches, elle témoigne d’une maîtrise singulière. Les couleurs sont ravissantes, avec de judicieux et bienvenus soli. On est aux antipodes de l’expressivité hyper-straussienne des drames de Respighi. C’est un résumé de tout l’art de l’orchestration hérité de Rimsky-Korsakov, mais aussi de celui du pastiche de grands compositeurs lyriques . Toujours de l’excellente musique, juste de ton, colorée. Les mélodies, fraîches, se signalent par leur élégance. La direction de Philippe Forget, à la tête d’un ensemble de 18 musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, est propre à réjouir les plus exigeants. Les solistes, jeunes – du studio de l’Opéra – pleinement investis, préparés par Jean-Paul Fouchécourt, forment une équipe homogène, sans faiblesse aucune. La partition, exigeante, requiert des moyens inhabituels. Notre fée bleue, Henrike Henoch, remarquable colorature, agile, d’un timbre séduisant, pourrait sans peine chanter celle de la Cendrillon de Massenet. Confiés à Grégoire Mour, un ténor très prometteur, le bouffon et le prince exigent des moyens de même niveau. L’air du Roi – Jan Zadlo – avec le chœur, sur un balancement obstiné de quarte (« Que les pleureurs viennent remplir leur office ») s’imprime dans la mémoire. Tous les solistes sont remarquables. Evidemment l’histoire se termine par un beau duo d’amour, la réapparition de la bonne fée, puis une revue à laquelle le chœur et chacun des chanteurs manifestent leur bonheur. Les nombreuses interventions vocales du chœur sont autant de moments éblouis : assurance, clarté, justesse, couleurs, articulation, tout est là. On se souviendra plus particulièrement du chœur de la princesse endormie, splendide et envoûtant, avant que le Prince lui offre une rose et la réveille de son baiser.
Un spectacle captivant, au langage musical riche, renouvelé, original, dont la réalisation n’appelle que des éloges.