Créé en 1830 au Théâtre de l’Opéra-comique, Fra Diavolo est l’un des ouvrages les plus réussis de ce compositeur prolifique, et le seul qui ait été donné avec quelque régularité jusqu’à aujourd’hui. Laurel et Hardy s’en sont inspiré pour l’un de leurs meilleurs films parlants, tout en en respectant la musique. Ce n’est que justice, tant ce petit chef d’oeuvre témoigne du génie si particulier d’Auber, avec des mélodies que l’oreille retient instantanément, un ton léger bien particulier où pointe toujours une certaine nostalgie, un rythme obstiné qui ne fléchit jamais et une forme musicale changeante où un air devient parfois duo puis trio, avec une grande liberté. L’ouvrage fut traduit en italien pour sa création londonienne en 1857, dans une version augmentée et avec des récitatifs à la place des dialogues parlés. Pour l’occasion, Auber composa de nouvelles pages ou réutilisa des morceaux tirés d’œuvres moins connues. A l’air original de Zerlina, au début de l’acte II, il substitua une scène colorature spectaculaire tirée de son opéra-comique, Le Serment, « Or son sola » dans sa traduction italienne. Une nouvelle version italienne fut donnée à la Scala de Milan, puis une troisième à Florence, au Teatro della Pergola en 1866. L’Opéra de Rome nous propose ici une version française composée à partir de l’édition originale parisienne et des ajouts de la version italienne finale de 1866, mais sans l’aria de substitution de Zerlina. A l’inverse, et le Théâtre Impérial de Compiègne (2006), et l’Opéra-comique (2009), avaient choisi la version française du Serment. Les pages originales italiennes sont retraduites en français par René de Ceccatty. Ainsi reconstruit, l’ouvrage compte une bonne vingtaine de minutes de musique supplémentaire avec quelques coupures néanmoins comme dans l’air de Fra Diavolo.
Scéniquement, l’Opéra de Rome a mis les moyens avec une superbe production inventive, basée sur de grands décors (sortis d’une imprimante 3D) et des projections vidéos souvent irrésistibles. Le décor représente la façade de l’auberge et, quand on le retourne, une vue éclatée de celle-ci avec les différentes chambres, lieux de l’actions. Durant l’ouverture, le couple britannique est attaqué au volant de sa décapotable et des mains gigantesques les dépouillent jusqu’au moteur du véhicule. Lorsque Fra Diavolo chante à Lady Pamela la romance du « gondolier fidèle », le balcon devient une barque et la façade de l’auberge se couvre d’une mer où barbotent quelques poissons poursuivis par un requin. Toutes ces vidéos sont très inventives et ne viennent pas distraire l’attention. L’effet de surprise passé, la mise en scène se répète un peu en seconde partie, faute de renouvellement des procédés utilisés. La direction d’acteurs est un parfois un peu limitée et les scènes d’ensembles avec choeurs sont de simples mises en place. Giorgio Barberio Corsetti semble parfois plus préoccupé de réussite technique que de simple théâtre. Les scènes avec le couple de riches anglais sont dignes des meilleurs comédies de boulevard, mais à l’inverse, on ne sait pas trop quoi penser du personnage de Fra Diavolo, jamais vraiment inquiétant. La transposition dans les années 50 est prétexte à des costumes colorées.
© Yasuko Kageyama-Teatro dell’Opera di Roma 2016-17
Après Le Prophète à Toulouse, et en parallèle de son excellent récital consacré à l’opéra français, John Osborn ajoute un nouveau rôle dans ce répertoire qui lui sied particulièrement. Le chant est toujours aussi stylé, la prononciation impeccable, le legato parfait. La tessiture extrêmement tendu ne lui pose aucun problème, y compris dans son grand air de l’acte III où l’interprète doit alterner ténor et soprano (dans un amusant dialogue entre le bandit et sa victime). Le chanteur s’exécute sans même avoir recours à la voix de tête : l’exploit est remarquable, mais nous prive de l’alternance comique des registres. Est-ce le stress de la première ? Le ténor nous est parfois apparu à certains moments sur la réserve, manquant un peu d’abattage et d’audaces vocales, comme s’il n’osait pas exhiber toutes ses ressources.
Palliant le forfait non expliqué de Pretty Yende, Anna Maria Sarra est une Zerlina encore un peu verte, à la projection un peu faible, mais aux contre-mi bémols particulièrement sonores. Il est dommage de ne pas avoir pu l’entendre dans l’air colorature précité. Le jeune Alessio Verna est une promesse à suivre. La voix n’est pas encore très puissante, mais le chanteur donne le maximum dans ce rôle de second ténor, offrant lui aussi des contre-mi bémol et variant avec goût la reprise de sa cavatine de l’acte III. Le Lord Rocburg de Roberto De Candia et la Lady Pamela de Sonia Ganassi sont scéniquement irrésistibles : il ne leur manque que l’accent anglais habituellement utilisé dans la version française. Vocalement, le mezzo affiche toutefois quelques limites dans les passages vocalisant un peu rapides. Le Giacomo de Jean Luc Ballestra est en tous points excellent, avec un beau timbre grave et une prononciation parfaite. Son acolyte Beppo, Nicola Pamio, met un peu plus de temps à démarrer, mais reste globalement satisfaisant. Là encore les chanteurs évitent la voix de tête lorsqu’ils sont supposés imiter Zerlina, ce qui gomme l’un des effets de l’ouvrage. Les ensembles sont animés de courtes chorégraphies bien venues. Les choeurs sont excellents. A la tête de l’orchestre de l’Opéra de Rome, Rory Macdonald fait un travail remarquable avec un tempo vif et en pleine adéquation avec les chanteurs, mais les différents plans dans les ensembles ne sont pas toujours faciles à identifier. On aimerait ici une baguette plus sèche, un rythme plus nerveux, tels que nous les proposent des chefs venus du baroque. Sans doute les représentations suivantes viendront-elles gommer ces quelques réserves.
On aimerait aussi que la France sache mettre autant de moyens à la redécouverte de son propre répertoire…