On connaît la formule : « La roche tarpéienne est près du Capitole. » Le Prophète sera-t-il fatal à Stefano Vizioli ? Sans doute pas, puisqu’il a été englobé, ainsi que son équipe, dans la houle des acclamations qui a salué les artisans de cette première représentation d’une série de cinq. Et pourtant, alors qu’il affirme avoir toujours été « fasciné » par l’œuvre, ce qui lui valut d’être engagé par Frédéric Chambert, on se demande à la fin s’il faut comprendre qu’elle l’a fait rêver ou qu’il y a réfléchi. Sa proposition, si elle évite, par bonheur, de tirer l’œuvre vers notre époque, la transpose néanmoins de la fin du Moyen-Age à celle de la création. Pourquoi pas ? En 1849, l’écho des théories économiques et politiques de Saint-Simon n’est pas éteint, et son disciple flamboyant Barthélémy-Prosper Enfantin, qui se faisait appeler Père Suprême et prônait la destruction des parasites sociaux, le communisme et la libération sexuelle des femmes, est encore dans tous les esprits. Le problème est que ce parti-pris temporel manque de rigueur : collaborateur fidèle du metteur en scène Alessandro Ciammarughi ne s’astreint pas à le respecter strictement par ses costumes. Oberthal, quand il apparaît dans son uniforme chamarré, semble dériver des portraits de l’empereur Guillaume II prenant la pose sur un cheval de carton. L’entrée de ce personnage a peut-être été conçue pour le rendre ridicule, et ainsi tout ce qu’il incarne. Mais est-ce l’essentiel ? Cet exemple est représentatif d’un choix de faire image qui ne sert pas forcément les intentions de Scribe et de Meyerbeer. Ainsi quand Stefano Vizioli justifie la décision de « placer le drame dans une boite étouffée et noire » par son ressenti de la musique, on reste forcément perplexe, tant cela semble réducteur de la variété de la partition et des tableaux largement et directement ouverts sur la nature. Que révèle du drame à venir la « chorégraphie » du prélude ? Plus l’on y pense, et plus l’on perçoit dans la mise en scène et dans ses supports, décors, costumes et lumières, des intentions qui ne se fondent pas dans une conception maîtrisée de l’œuvre. Restent les effets produits par l’étrange – le décor de l’auberge, les fruits sinistres des pendus façon Jacques Callot, le ballet substitué à celui des patineurs ou la fresque dans la prison – dont l’efficacité révélatrice reste douteuse, les solutions de facilité avec les personnages provocants dans le défilé du couronnement, les options en contradiction avec la situation et le livret – Jean prenant part à l’orgie – et en définitive l’impression d’une impuissance à embrasser l’œuvre dans sa cohérence musicale, que ces diversions sont censées masquer.
Sofia Fomina (Berthe) John Osborn (Jean) et Kate Aldrich (Fidès) © Patrice Nin
Heureusement, et ceci rachète largement cela, les intervenants sur le plateau ont des compétences dans le domaine du jeu théâtral qui suppléent des choix peu convaincants. Les chœurs, à cet égard, font de leur mieux pour donner vie aux rassemblements, même si ce n’est pas toujours facile quand l’espace disponible est réduit ou quand ils sont contraints à l’immobilité. L’effectif habituel est renforcé par vingt-cinq supplémentaires, exemple probant des moyens déployés par le théâtre pour mettre toutes les chances du côté de cette production et possible explication de quelques gesticulations maladroites. Sur le plan sonore, en tout cas, c’est un sans-faute dont ces artistes peuvent s’enorgueillir, et en particulier ceux qui ont été chargés des rôles dits « secondaires ». Tous se sont révélés à la hauteur de leur tâche, un compliment que l’on ne pourra adresser à Leonardo Estévez, Oberthal peu agréable à entendre et assez peu convaincant jusqu’à la scène bouffe du troisième acte. A sa décharge, la perplexité créée par son aspect de vieillard, nullement nécessaire puisqu’il est un fils – et il eût été intéressant d’en faire un anti-Jean – alors que privée du moindre maquillage vieillissant la mère au cœur de l’histoire semblera avoir l’âge de son enfant. En revanche les trois anabaptistes sont à peu près irréprochables, qu’il s’agisse de leur prononciation du français ou de la tenue de leur rôle, et la distribution des timbres est assez claire pour que leur association fasse naître toutes les harmoniques espérées. Les couplets de Zacharie vaudront une ovation à Dimitry Ivashchenko aux saluts mais le Mathisen de Thomas Dear et le Jonas de Mikeldi Atxalandabaso – ce dernier un peu en deçà dans le refrain de l’hypocrite – seront aussi fêtés.
Belle découverte la Berthe de Sofia Fomina, qui s’impose d’entrée par sa maîtrise de la colorature, le grain d’une voix charnue et un tempérament dramatique qui rendra crédible l’entreprise audacieuse du dernier acte. Non moins remarquable la qualité du français ! Elle donne une belle réplique à Kate Aldrich, Fidès inattendue tant le timbre de cette mezzo nous semblait a priori peu idoine, et dont la maîtrise technique confondante lui permet de résoudre les difficultés des descentes dans le grave sans verser dans le laid ou l’écrasé, alors que son étendue et son agilité brillent dans les ascensions ou dans la véhémence du grand air du dernier acte. Seule réserve, mais il semble que le choix n’a pas été sien, elle semble être la sœur de ceux qui sont censés être ses enfants, et cette aubergiste a plus la tournure d’une élégante bourgeoise. Planant sur le tout, l’immense Jean de John Osborn, dont la prestation semble à chaque instant illustrer l’entretien que l’on peut lire sur le site. Nous avions déjà été subjugué, à Essen, il y a neuf semaines et demie, par sa leçon de chant. Il renouvelle la démonstration et, pour avoir mûri le personnage, en délivre une interprétation exceptionnelle de réussite vocale et d’intensité dramatique. Il faut le voir, dans le récit de son rêve, varier les intentions, et devenir sous nos yeux, dans la scène du reniement, le chantre halluciné que le chant absorbe : on en frissonne à seulement l’évoquer ! Heureux ceux qui pourront, toutes affaires cessantes, se précipiter à Toulouse pour les représentations suivantes !
Dans la fosse, les musiciens de l’orchestre national du Capitole mettent leur talent reconnu au service d’un chef d’orchestre familier du lieu, Claus Peter Flor. Sa direction sait s’assouplir ou se faire vive, et les accents sont bien marqués, mais elle est surtout très attentive aux chanteurs et il les soutient particulièrement lors des passages à risque, où l’intensité sonore est réduite autant que possible pour soulager les voix. Est-ce le résultat d’éditions différentes – Essen avait adopté l’édition critique, à Toulouse on semble avoir opté pour un mixage entre celle de l’éditeur Brandus, successeur de Schlesinger et partenaire de Meyerbeer, et l’édition critique – de l’acoustique différente des théâtres, de positions différentes de l’auditeur qui signe ces lignes, ou d’options du chef d’orchestre, nous n’avons pas retrouvé certains aspects musicaux qui nous avaient séduit, en particulier les « souvenirs » ou les « allusions » dont usait le compositeur pour rendre hommage à des amis ou pour se situer en émule, voire en rival, vis-à-vis de ses contemporains. En revanche nous avons entendu quelques accents « pompiers » dont l’exécution d’Essen était exempte. Il n’en reste pas moins que cette lecture amoureuse sert bien Meyerbeer et scelle une réussite de plus à l’actif du Capitole !