Les grands chefs dont la carrière a commencé avec la résurrection du baroque ont tôt ou tard élargi leur répertoire aux classiques, puis aux romantiques, quand ce n’est pas aux contemporains. Leonardo Garcia Alarcón ne s’est pas souvent aventuré hors de ses terres de prédilection, qu’il laboure avec fougue et bonheur depuis plusieurs années : le baroque méditerranéen. Ainsi, se souvient-on de son singulier Requiem de Mozart. Il récidive maintenant, non pas avec sa Cappella Mediterranea, ni avec son Choeur de chambre de Namur, mais à la tête de deux formations prestigieuses : le RIAS Kammerchor * et le Freiburger Barockorchester, davantage en phase avec le programme de ce soir. Nous l’attendions donc avec impatience, encore sous le coup de l’émotion ressentie à Nantes à l’écoute de l’Elena de Cavalli, dont il fut le révélateur.
Dès son apparition sur scène, le chef argentin en impose. Un long silence, le recueillement déjà, avant que la première note émerge des violoncelles. Malgré ses qualités exceptionnelles, ce Requiem pour voix mixtes de Cherubini est rarement donné au concert. La France républicaine supporte mal sans doute le rappel de la cérémonie expiatoire des crimes de la Révolution, puisque cette page monumentale fut commandée par Louis XVIII pour commémorer l’anniversaire de l’exécution de son frère, Louis XVI. Joué à Saint-Denis, sépulture traditionnelle des rois de France, le 21 janvier 1817, il rencontra immédiatement un succès international. Berlioz, mais aussi Beethoven, Schumann et Brahms le considéraient comme un chef-d’œuvre. Toscanini, Giulini, Muti, entre autres, le défendirent, mais ne furent guère suivis. Un chœur à quatre voix mixtes, pas de solistes vocaux, un orchestre enrichi de cuivres et de percussions vont transporter l’auditoire. La vocalité est toujours au rendez-vous, servie par une trame orchestrale raffinée et colorée.
Un Kyrie très retenu avec un modelé de chaque phrase, une articulation exemplaires. Le Graduel, aux seules cordes, d’une plénitude rare. Le Dies irae et l’Offertoire sont les pages les plus développées. Eclatante pour le début de la première, avec les contrastes qu’impose le texte liturgique, du Voca me au Lacrymosa, on ne peut s’empêcher de songer au modèle mozartien, qui paraît alors dépassé. Il en va de même de la double fugue du Quam olim Abrahae, qui va s’accélérant, époustouflante de maîtrise. Les vents valorisés à l’Hostias sont savoureux : les instruments anciens sont ici insurpassables. L’Agnus Dei avec sa conclusion majorisée, paisible, sereine, pianissimo suffirait à qualifier ce Requiem de chef-d’œuvre.
« Le Requiem de Mozart est fort au-dessous de sa réputation », « le nouveau Requiem, conçu sur un autre plan (…) est bien plus grand dans sa forme, plus riche dans ses développements, d’une instrumentation incomparablement plus énergique, et d’un sentiment religieux plus élevé et plus profond. En un mot, c’est un chef-d’œuvre » écrit Berlioz au lendemain d’une des reprises de l’ouvrage de Cherubini. Quand on connait par ailleurs le peu d’estime que Berlioz avait pour le personnage de Cherubini, on mesure la force du jugement.
Après l’entracte, Leonardo Garcia Alarcón s’adresse au public. Son propos se résume à peu près à ceci : Cherubini ne cachait pas son admiration pour Onslow, mais Beethoven considérait Cherubini comme le plus grand compositeur de son temps, enfin, Onslow vouait un culte à Beethoven. Ainsi l’unité du programme se trouve-t-elle résumée. Merci à ce grand chef, ponctuellement pédagogue, d’avoir ainsi introduit une œuvre majeure, la première Symphonie en la majeur d’Onslow, demeurée confidentielle, hélas. Son engagement est manifeste. Il dirige par cœur et communique à l’orchestre une ardeur fébrile, ou une poésie singulière, avec des contrastes et des progressions affirmées d’un romantisme rayonnant, de la même veine que celui de la Symphonie fantastique, contemporaine, mais dont l’écriture ne doit pas grand-chose aux grands maîtres cités plus haut.
« Comme ces artistes illustres [Haydn, Mozart et Beethoven], Onslow développait son œuvre sur une idée principale, mais d’une manière scholastique et froide, et non avec les élans de génie qui brillent dans ses modèles » écrivait Fétis, dès 1841(repris en 1864). A l’audition de cette première symphonie, de 1830, le doute n’est plus permis : la critique ci-dessus est dépourvue de tout fondement et sent le règlement de compte. Il est même extraordinaire qu’un compositeur atteigne à une telle maîtrise dès son premier essai symphonique. Nul doute que Mendelssohn, qui dut diriger cette symphonie au Gewandhaus de Leipzig, n’en ait fait son miel : l’orchestration en est splendide. Quant à l’écriture, elle égale sinon surpasse celle de Beethoven, par sa force et sa science. Les leçons de Reicha ont porté leurs fruits. Le « Beethoven français » mérite bien cette appellation.
La Fantaisie, opus 80 de Beethoven, retrouve l’ut mineur du Requiem qui ouvrait la soirée. Le pianoforte (copie d’un Conrad Graf de 1826) est tenu par Sebastian Wienand. Les chœurs, d’où sortiront les solistes, n’apparaîtront, silencieusement, que peu avant leur intervention. Le long solo de piano-forte est un grand bonheur : le jeu du soliste, d’une fidélité absolue au texte, traduit à merveille le caractère improvisé et virtuose de l’écriture. Le timbre des aigus, cristallins, tout comme celui des graves, ronds et riches, s’accorde naturellement à celui de l’orchestre. La direction tonique, bondissante de Leonardo Garcia Alarcón, insuffle une dynamique singulière à la pièce, et une joie exubérante aux solistes et au chœur : « la Paix, la Joie… Quand l’Amour et la Force s’unissent, la faveur des dieux récompense l’homme ». C’est effectivement une magnifique récompense que cette interprétation lumineuse et jubilatoire.
Demain, ce seront les Fribourgeois, puis samedi les Berlinois qui auront le bonheur d’écouter ces merveilleux interprètes. Chacune des œuvres de ce soir mémorable méritait d’être enregistrée tant l’excellence était au rendez-vous. Souhaitons que le concert à la Philharmonie de Berlin conserve une prise qui nous permette de revivre ces moments exceptionnels.
La gestique de Leonardo Garcia Alarcón, sans baguette, découle évidemment de sa technique de direction de chœur : La battue s’est libérée de la mesure pour communiquer ou traduire les intentions, les attentes, mais aussi la passion et l’énergie. Efficace, précise, dépourvue de tout geste inutile, elle est propre à dynamiser chacun des musiciens. Bondissante ou câline, elle est toujours fascinante à observer.
Le Freiburger Barockorchester, premier ensemble baroque à revendiquer une organisation sans chef, jouant le plus souvent avec leur premier violon comme Konzertmeister, l’a invité pour une première fois. Ensemble chambriste élargi aux dimensions symphoniques, chacun y donne le meilleur de ses capacités au bénéfice d’une harmonie rigoureuse, exigeante. Les couleurs de chaque pupitre sont d’une grande séduction et l’énergie vitale permanente.
Le RIAS Kammerchor a bien mérité les louanges qui lui ont valu d’être sacré meilleure formation vocale baroque de l’année : une émission splendide, toujours intelligible, avec des pupitres d’une grande homogénéité. On en admire tout particulièrement la dynamique, avec des attaques pianissimi dans l’aigu, des nuances jamais écrasées, une puissance qui ne sollicite pas l’effort.
En écho au questionnement du titre (« en fait-il trop ? »), nous répondons qu’il n’en est rien. L’intelligence et la sensibilité musicale de Leonardo Garcia Alarcón, sa curiosité, son charisme, son bonheur manifeste à partager et, évidemment, sa technique nous réservent encore bien des surprises !
* Le RIAS Kammerchor vient de remporter la Gramophone Award de la meilleure formation vocale baroque (avec le Magnificat de Carl Philip Emanuel Bach).