Hélène, personnage fascinant, qui aura suscité des dizaines d’opéras, connaît ici un de ses tous premiers passages en musique. Ceux qui n’ont pas eu le privilège de voir ou d’écouter la version de Cavalli ont pu en lire les comptes-rendus, sinon de sa première lilloise, du moins de sa création aixoise et de plusieurs de ses reprises. La brillante carrière de cet ouvrage ne se démentant pas, c’est Nantes qui l’accueille aujourd’hui, avant Angers, puis Rennes.
La partition, dont l’existence a toujours été connue, a dû attendre 2006 pour que sa transcription, son étude et son enregistrement par Kristin Kane lui rendent vie. Mais sans Leonardo Garcia Alarcón, son écho n’aurait pas retenti hors du cercle restreint des spécialistes. On peut ainsi affirmer que le chef argentin aura été le révélateur, le meilleur défenseur de ce chef d’œuvre, qu’il a gravé chez Ricercar.
La réhabilitation de Cavalli comme compositeur majeur, essentiel, du XVIIe a commencé il y a un peu plus d’une vingtaine d’années. Les enregistrements, les versions de concert, enfin les productions se multiplient, accompagnées par un effort éditorial sans précédent. Ainsi, Actes Sud a-t-il publié récemment la première biographie en français de ce génial compositeur. Notre Vénitien s’émancipe enfin de la grande ombre de Monteverdi, son maître, qu’il ne manqua pas d’influencer. Son écriture, très riche et personnelle, colle littéralement au livret, avec une variété de moyens et une fluidité du discours qui sont exceptionnels. Giovanni Faustini, le librettiste favori de Cavalli, ayant disparu avant d’achever le texte d’Elena, c’est Niccolo Minato qui fut chargé de cette tâche. Le résultat est remarquable : l’action, complexe, riche en rebondissements, en quiproquos, sollicite 22 personnages, confiés à une douzaine de chanteurs. Les premières amours contrariées de la toute jeune Hélène en sont le thème central, mais par-delà le travestissement de Ménélas et le rapt accompli par Thésée, se greffent d’autres intrigues où les dieux et les déesses, les vertus, et les humains (Hippolyte, Créon…) sans oublier les dioscures (Castor et Pollux) interviennent. Malgré la durée de l’ouvrage et l’abondance des scènes (pas loin d’une cinquantaine), l’intelligence de la mise en scène de Jean-Yves Ruf et la vitalité musicale nous font oublier le temps. La palette expressive la plus large y contribue puisque les scènes, généralement brèves, font alterner une action toujours vive et la manifestation des sentiments les plus variés : l’insouciance, le charme, la gaieté, l’inquiétude, la plainte (quels beaux lamenti que ceux chantés par Ménélas, puis Hippolyte !), le pathétique, l’horreur, mais aussi l’humour, le sourire et le rire, qui n’est pas le monopole du bouffon, Iro. Le décor, une sorte d’amphithéâtre, composés d’éléments mobiles, se modifie pour figurer tour à tour l’intérieur du palais de Tyndare, le père d’Hélène, puis la palestre où cette dernière va lutter avec l’amazone qui n’est autre que Ménélas, enfin un bois, la mer… Les éclairages et un minimum d’accessoires suffiront à nous transporter en tous ces lieux.
Mónica Pustilnik, luthiste renommée, se substituant pour la première fois à Leonardo Garcia Alarcón, on pouvait redouter une moindre maîtrise de la direction. Il n’est en rien et elle assume parfaitement cette nouvelle responsabilité : sa connaissance de l’ouvrage, des exigences du fondateur de la Cappella Mediterranea et de chacun des interprètes, une gestique sobre et efficace, son attention permanente au chant nous ravissent. Elle dirige du clavecin qu’elle abandonne parfois pour la guitare. On oublierait presque la variété des mètres, des rythmes et des tempi – spécifiques de l’écriture de Cavalli – tant l’art consommé des transitions fluides paraît naturel.
Alors que les nombreuses représentations conduisent parfois à la routine, libérés de la tutelle de leur chef habituel, dirigés par l’une des leurs, interprètes et instrumentistes vivent cette aventure pleinement épanouis et engagés. Tous les chanteurs ont participé à telle ou telle production antérieure. Seule, Gaia Petrone, splendide mezzo, s’empare pour la première fois du rôle exigeant d’Hippolyte (et de Pallas). D’un timbre riche et profond, d’une émission puissante sachant passer à la légèreté, agile, elle nous vaut une amante tour à tour inquiète, pathétique, désespérée, violente, puis réconciliée. Kangmin Justin Kim, contre ténor déjà croisé (on se souvient de la parodie de Kimchilia Bartoli !) fait très forte impression. Les moyens sont prodigieux, mais, surtout, l’ambiguïté liée au travestissement de Ménélas en amazone est parfaitement rendue. Le chant est exemplaire et l’expression d’une justesse idéale. L’Hélène de Giulia Semenzato en a la fraîcheur, la versatilité, et son chant ne manque pas de séduction. Emiliano Gonzales Toro a-t-il fait le choix de n’interpréter que des personnages comiques, voire grotesques ? Le ténor, après avoir été une exceptionnelle Platée à Strasbourg, incarne maintenant Iro, le bouffon débridé, impertinent, mais aussi sensible. L’excellent acteur est doté d’une belle voix, expressive et bien timbrée. Chacun devrait être mentionné car aucun ne démérite, l’esprit de troupe prévaut. Contentons-nous de signaler le remarquable Neptune-Tyndare que campe la jeune basse Krzysztof Baczyk, voix puissante, pleine et longue, le beau mezzo d’Anna Reinhold (Ménesthée, et la Paix) et Mariana Flores (Ergynde, Junon et Castor) dont la présence vocale et dramatique est appréciée. Thésée, le volage, est antipathique. Celui de Fernando Guimaraes est servi par une voix agile et bien timbrée.
L’orchestre, bien que réduit à dix musiciens (poly-instrumentistes, il est vrai) brille de ses mille feux, et excelle à recréer les atmosphères changeantes de l’action. La richesse des timbres, la subtilité du jeu instrumental (le cornet, les flûtes…) sont un régal pour l’oreille. La Cappella Mediterranea mérite pleinement sa réputation.
Un spectacle non seulement magique, aux mille séductions, mais aussi la démonstration qu’un chef-d’œuvre inconnu du grand public peut susciter une adhésion enthousiaste.