Alors que sur le marché du disque les intégrales se raréfient au profit des récitals, la crise, toujours elle, mais surtout de sombres desseins politiques imposaient voici deux ans des coupes claires dans le budget du Théâtre Royal de la Monnaie. En termes de programmation, la danse et l’opéra baroque sont les premières victimes de ces restrictions sévères. La reprise du diptyque Tamerlano / Alcina mis en scène par Pierre Audi et dirigé par Christophe Rousset la saison dernière et la nouvelle production de L’Opera seria de Gassmann confiée à Patrick Kinmonth et René Jacobs cette saison marquent plus que probablement la fin d’une ère féconde et jalonnée de spectacles qui ont fait date (La Calisto de Wernicke et Jacobs ou, pour rester chez Haendel, L’Agrippina de Mac Vicar et Jacobs). Le public bruxellois devra se rabattre sur le Vlaamse Opera, pour autant qu’il s’aventure encore dans ce répertoire, et sur les versions de concert. Néanmoins, ne faisons pas trop vite la grimace, car ce qui ressemble, a priori, à un lot de consolation, peut nous réserver de très beaux moments, à l’instar du Rinaldo joué au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles ce 8 février.
Tout n’était pas acquis d’avance, au contraire, la défection de Riccardo Minasi à la tête d’Il Pomo d’Oro suscitait des craintes légitimes. Or, Stefano Montanari a su fédérer et galvaniser la phalange orpheline, imprimant un élan irrésistible à une partition qui, reconnaissons-le, ne brille guère par ses qualités dramatiques. Fort de son expérience dans le répertoire lyrique, le chef invité réussit à s’approprier l’ouvrage, maniant avec une relative parcimonie les ciseaux (le Mago Cristiano et les rôles mineurs limités à quelques répliques passent ainsi à la trappe) et renouvelant notre écoute, peut-être davantage que ne l’aurait fait Minasi dont les réalisations jusqu’ici n’ont pas toujours convaincu. Montanari sait muscler, juste ce qu’il faut, l’accompagnement d’un air souvent traité avec indolence pour lui conférer un relief inédit (« Sulla ruota di fortuna » d’Eustazio), puis déployer des nuances infinies – en matière de dynamique comme de coloris – dans les numéros pathétiques et introspectifs (« Cara sposa », « Cor ingrato », …), avec une qualité d’écoute exceptionnelle. Car il ne tire pas seulement le meilleur de l’orchestre – avec une mention spéciale pour les solos de trompettes et de basson –, il établit également une réelle connivence avec certains protagonistes, dont la présence scénique constitue l’autre atout, décisif, de cette soirée riche en bonnes surprises.
Peu d’héroïnes bénéficient d’une entrée aussi spectaculaire que la première des quatre grandes magiciennes dont Haendel brossera le portrait : l’Armida de Karina Gauvin est tout simplement grandiose. L’artiste, visiblement, s’amuse beaucoup et met le public dans sa poche, fulminant en roulant des yeux et des « R » carnassiers ou minaudant avec un chic qui n’appartient qu’à elle. Un surcroît de puissance, un peu plus de souplesse et d’éclat dans la vocalisation, parfois savonnée, et notre bonheur serait total. En vérité, le grand récitatif accompagné d’Armida et son lamento « Ah ! crudel ! » tombent sans un pli sur une voix de plus en plus faite pour la tragédie. Le décalage entre l’arrivée tonitruante d’Armida – sur son char tiré par des dragons, précise la didascalie ! – et les paroles d’Argante « Comme tu viens à point, ma chère, consoler mon âme affligée » ne nous a jamais paru aussi drôle que ce soir et c’est là que réside toute la force de cette interprétation qui assume pleinement un parti pris comique, certes discutable, mais rudement efficace. Franco Fagioli, qui a toujours le diable au corps et ondule à l’envi au son de l’orchestre, joue aussi à fond cette carte et son duel avec Armida éclipse totalement son duo avec Almirena, non sans évoquer les joutes amusées de Marie-Nicole Lemieux et Philippe Jaroussky lors de récitals mémorables. Si elle retrouve l’énergie salutaire des mises en espace, cette version de concert abuse aussi des allers et retours en coulisses de solistes qui ont pourtant des sièges à leur disposition, tant et si bien que d’aucuns finissent par confondre cour et jardin et retraversent la scène en sens inverse, quand ce n’est pas Karina Gauvin qui oublie de revenir saluer avec ses partenaires avant l’entracte…
« La présence d’une héroïne virtuose sape la vitalité du héros » déplore Winton Dean : c’est sans compter sur le Rinaldo de Franco Fagioli, qui tient la dragée haute à l’Armida de Karina Gauvin et possède l’étoffe vocale d’un héros comme aucun contre-ténor avant lui. Si l’organe affiche une plénitude inhabituelle tout au long de l’ambitus, notons un rétrécissement du suraigu qui, ce soir, paraît moins facile. Tout a déjà été écrit sur un chant singulier entre tous, jugé sublime ou détestable, les uns admirant la richesse des couleurs, la générosité du trille (ornement roi du bel canto, si souvent négligé de nos jours), la longueur du souffle, les autres fustigeant l’étalage des moyens, une vocalisation saccadée ou encore une articulation désastreuse. Sans doute plus propice, de par sa concision, à une expression directe des affects, « Cor ingrato » nous étreint davantage qu’un « Cara sposa » surchargé d’effets où certaines consonnes finissent par se dissoudre.
Les mots ne sont pas nécessairement mieux lotis chez Julia Lezhneva (Almirena). Quant à son agilité, imparable, le rôle ne la sollicite que modérément et elle tourne à vide dans un « Bel piacere » nerveux et sans charme. A l’applaudimètre, le soprano remporte un beau succès personnel et son « Lascia ch’io pianga » a manifestement ravi bien des auditeurs, quand notre attention se focalisait sur la fragilité du soutien et le marquage grâce auquel le soprano distille des aigus en apesanteur… Contre toute attente, Argante a fière allure et le ramage se rapporte au plumage. Andreas Wolf lui prête une voix saine, bien timbrée, suffisamment puissante et déliée pour enlever avec panache « Sibillar gli angui d’Aletto ». Mais c’est dans « Vieni o cara », superbement construit et investi, qu’il nous captive et confère une épaisseur inattendue au roi de Jérusalem. Le mezzo clair et juvénile de Darya Telyatnikova s’éteint dans un emploi beaucoup trop grave (Goffredo) qui lui coupe littéralement les ailes, mais quelle délicatesse, quel abandon dans « Sorge nel petto certo diletto » ! Mieux projeté, l’Eustazio de Terry Wey, grain nacré et mélancolique, rivalise de poésie avec son frère (« Siam prossimi ») mais ne se montre guère plus athlétique dans les mouvements vifs.