Le Tamerlano confié à Pierre Audi et Christophe Rousset qui se joue actuellement au Théâtre royal de la Monnaie a en réalité vu le jour en 2002 au Festival de Drottningholm avant de former, avec une Alcina créée in loco dans la foulée, un diptyque programmé en 2005 par le Nederlandse Opera. Ces deux spectacles se retrouvent à Bruxelles où ils sont donnés en alternance, mais pour le chef, il ne s’agit pas d’une simple reprise : « un opéra de Haendel, confiait-il récemment à La Libre Belgique, avec un nouveau plateau vocal est un nouvel opéra. Chez Haendel, les chanteurs font 50% de la partition : leur vocalité, leur expressivité, leur pouvoir émotionnel, tout cela investit la musique d’une manière complètement différente. » Il ne croit pas si bien dire, même s’il ne faudrait pas mésestimer son apport ni celui du metteur en scène.
Prompts à convoquer rien moins que Shakespeare ou Racine pour donner la mesure de son génie, les admirateurs de Tamerlano exagèrent à peine : sur le plan dramatique, c’est l’un des ouvrages les plus aboutis du Saxon. Ce dernier bouscule les conventions de l’opera seria afin de développer un huis clos d’une noirceur inouïe et d’une tension psychologique peu commune, lequel n’a nul besoin d’être illustré ou actualisé pour trouver son public. Au diable le décorum, Pierre Audi opte pour le minimalisme de quelques arcades enserrant un espace vide où trône une chaise et se concentre sur la direction d’acteurs, sublimée par les lumières rasantes de Matthew Richardson, posant d’emblée un choix discutable, mais pleinement assumé et qui fonctionne remarquablement bien : hagard et hirsute, en proie à d’inquiétantes convulsions, le regard fou, Bajazet n’est plus que l’ombre de lui-même, dévasté par la défaite et une avilissante captivité. Revers de la médaille, cette sensibilité, d’entrée de jeu exacerbée et malade, entrave l’évolution du personnage dont, par ailleurs, la déchéance escamote l’« immense grandeur » (Winton Dean). De surcroît, une approche aussi radicale et très physique surexpose l’interprète d’une partie qui, vocalement, s’avère déjà très exigeante – la plus riche jamais écrite par Haendel pour un ténor. C’est dire toute l’importance du casting…
Au risque de détonner dans le concert de louanges qui salue la prestation de Jeremy Ovenden, ce choix nous laisse perplexe. Si les stéréotypes ont la vie dure, dans l’opéra peut-être plus qu’ailleurs, et associent généralement la vieillesse à une voix sombre, nous pouvons nous en affranchir et concevoir un Bajazet au timbre clair, pour peu qu’il soit pénétrant et sonore dans ce qui reste une tessiture fort centrale. Mais la couleur uniforme du ténor, la mollesse de l’émission et singulièrement des attaques dans les traits rageurs (« Empio per farti guerra ») en limitent l’impact. Au final, cependant, la puissance de l’incarnation balaie nos réserves, l’acteur transcendant les limites du chanteur, en particulier dans l’extraordinaire scène du suicide où Bajazet semble recouvrer, fugitivement, la paix, sinon la raison.
Toute la noblesse de l’orgueilleux sultan, réduit à l’état de bête humaine, semble être passée dans sa fille, écartelée entre son amour pour Andronico et le devoir filial, sinon patriotique. Dilemme classique, mais superbe portrait de femme rebelle bien que dévorée par le doute. Déjà remarquée en concert aux côtés de John Mark Ainsley et Max Emanuel Cencic, la poignante Asteria de Sophie Karthäuser prend ici une autre dimension pour imposer une authentique stature de tragédienne. Christophe Rousset aurait-il mis son grain de sel dans les Da Capo ? Ils retrouvent en tout cas leur finalité rhétorique et creusent les affects au gré de magnifiques crescendos émotionnels. Au même niveau d’excellence se hisse l’Irene d’Ann Hallenberg, toujours aussi royale de port comme de ramage – un véritable luxe dans un emploi plutôt secondaire et qui nous laisse d’ailleurs sur notre faim, à l’instar du Leone de Nathan Berg, mais celui-ci pour des raisons exactement contraires. Quand bien même il ne joue que les utilités, l’usure des moyens jure cruellement avec la plénitude du mezzo.
Les bad guys haendéliens lui vont comme un gant et Tamerlano ne déroge pas à la règle : Christophe Dumaux campe à merveille ce tyran impérieux et versatile, à la séduction vénéneuse, que nous adorons détester. En outre, il assume avec panache les envolées virtuoses (jouissif « A dispetto d’un volto ingrato ») et si le volume reste modeste, la dynamique réserve quelques belles surprises. Du reste, sa fougue naturelle constitue un atout substantiel dans une mise en scène très nerveuse, où les protagonistes sont sans cesse en mouvement, entrent et sortent à l’envi, s’étreignent pour mieux se repousser puis s’effondrent sur le sol, prostrés ou tordus de douleur.
Senesino n’aurait probablement jamais accepté le rôle d’Andronico, créature velléitaire et geignarde, s’il ne lui permettait pas d’exhiber sa science belcantiste. « Alto de chambre aux Hospices » titrait Brigitte Cormier l’été dernier en commentant un concert de Delphine Galou à Beaune ; après l’avoir entendue, la veille, dans le Teseo de Haendel joué en la basilique et quelques mois plus tôt lors d’un récital qui bénéficiait de l’acoustique pourtant si propice du Conservatoire de Bruxelles, Tamerlano vient malheureusement confirmer ce que nous appréhendions : en-deçà même des questions de format et de typologie vocale, c’est la projection qui pose problème. La sensibilité de l’artiste, sa musicalité délicate, la beauté de l’actrice ne peuvent suppléer cette carence rédhibitoire. Las de tendre l’oreille, nous trouvons le salut dans la fosse qui, elle, ne connaît aucun flottement. Christophe Rousset dirige ses bien nommés Talens lyriques d’un geste infaillible, avec la précision rythmique et le sens du phrasé qui l’ont toujours caractérisé. Il connaît cette partition mieux que personne, ses fulgurances comme ses élans de tendresse, et nous montre que la musique de Haendel, éminemment théâtrale, peut se suffire à elle-même.