Madga Olivero dut attendre la soixantaine pour connaître une renommée internationale. Angelo Loforese dut quant à lui attendre d’être nonagénaire pour être enfin reconnu, encore cette célébrité est-elle toute relative et doit-elle beaucoup YouTube et aux réseaux sociaux.
Angelo Loforese (ou parfois Lo Forese) est né en 1920 à Milan. Il est donc pratiquement de la même génération que celle de ténors comme Mario Del Monaco (1915), Giuseppe Di Stefano et Franco Corelli (1921), Cesare Valletti (1922), Carlo Bergonzi (1924) et d’une demi-douzaine d’autres moins connus mais dont on ferait bien l’ordinaire de nos soirées à l’époque actuelle. Autant dire qu’à l’époque, il n’était pas facile de trouver sa place dans le circuit. Dans une interview à la BBC Radio dans les années 90, Carlo Bergonzi lui-même évoquait cette abondance de talents, et la difficulté qu’il avait eu à s’imposer et à durer (parfois un peu trop longtemps quand même…) ajoutant les Pavarotti, Domingo, Carreras, etc. de la génération suivante, et qui chantaient sensiblement le même répertoire avec dix ans de moins. Heureuse époque.
Il n’est donc pas étonnant que Loforese soit quelque peu passé sous les radars. Au moment où nous écrivons ces lignes, la page « Ténors italiens » de Wikipedia ne le mentionne même pas. Il subsiste néanmoins quelques enregistrements captés durant sa carrière professionnelle, notamment le rare Giulietta e Romeo de Riccardo Zandonai (pour la Radio Italienne en 1955 et au studio en 1961) ou un Don Carlo sur le vif à Florence, particulièrement bien entouré, avec Cesare Siepi, Ettore Bastianini, Anita Cerquetti, et Fedora Barbieri en 1956. Son Turiddu de Cavalleria Rusticana peut être apprécié dans cette vidéo enregistrée à Tokyo, aux côtés de l’immense Giulietta Simionato en 1961. Jusque là, rien que de très banal.
Loforese nait dans une famille où l’on chante pour le plaisir et où l’on écoute des disques sur le tout nouveau gramophone. Angelo est un enfant un peu timide qui se laisse persuader par la famille et Don Eduardo de rejoindre le choeur de l’église pour lequel il travaille avec application. Sur les conseils de l’organiste de l’église, il prend des cours avec Anna Degiachelli, une émigrée russe réfugiée en Italie et qui avait adopté une identité plus italienne. On disait que c’était une ancienne princesse, mais, sur un mur du salon, on la voit en photo dans Madama Butterfly. « C’était au Mariinsky, à Saint-Pétersbourg, il y a plus de trente ans… », explique-t-elle à son élève qui l’attend pour sa première leçon. Angelo Loforese a alors 18 ans. Une autre fois, il l’interroge sur une photo plus personnelle où elle pose dans un riche salon : « Où donc était-ce ? ». La réponse lui fait vite regretter sa curiosité : « Dans un endroit très loin d’ici, Signor Loforese ». Puis, à mi-voix : « Et très loin de moi… ». Les conseils de la mystérieuse enseignante sont singuliers, mais se révèleront bénéfiques. Elle lui demande par exemple de chanter en bloquant son diaphragme, celui-ci devant servir d’appui pour la colonne de souffle, alors que la plupart des professeurs de chant expliquent au contraire qu’il faut s’en servir pour pousser l’air et produire du son. Il travaille sa voix en baryton, et même en baryton-basse. Durant la seconde guerre mondiale, il est mobilisé, mais sa classe d’âge a la chance de ne pas être immédiatement envoyée au front. Après la capitulation du 8 septembre 1943, c’est le chaos entre, d’une part, le nord de l’Italie, occupé par les allemands et sous le régime de la République de Salò, et le sud qui a rejoint les forces alliées. Il choisit de se réfugier en Suisse, avec ses parents, la communauté helvétique ayant rouvert sa frontière. Pensant y passer 20 jours, ils y resteront 20 mois. Loforese reprend ses études après la guerre, toujours avec la Dagiachelli. Comme bien d’autres ténors, il débute donc en baryton, et interprète Silvio dans I Pagliacci, au Teatro Lirico de Milan, en 1948. La Dagiachelli lui a préparé un thermos avec une tisane au miel ! Avec une certaine insouciance, il accepte un peu plus tard de chanter Wolfram de Tannhaüser à Munich où il et bien accueilli. Il chantera également Rigoletto, La Traviata, Lucia di Lammermoor… Il passe une audition pour les choeurs à la Scala avec un air de Mefistofele, un air pour basse. L’audition se passe bien. Présent dans la salle, une connaissance le félicite, mais lui dit qu’il est baryton. Dans l’escalier, un homme l’arrête, le félicite, et lui dit qu’il est… ténor ! A 20 ans, il y a de quoi être déboussolé. Afin de préparer sa prise de rôle en Figaro du Barbiere di Siviglia, il se rapproche du célèbre baryton Emilio Ghirardini, qui diagnostique immédiatement un ténor (un jour, il lui fera chanter son air un demi ton plus haut sans l’en avertir). Sous l’impulsion de son nouveau professeur, il retravaille sa voix en ténor (tout en chantant des rôles de baryton jusqu’au printemps 1952), et fait de nouveaux débuts le 25 septembre 1952 dans Il Trovatore à Casablanca. Plus tard, Loforese essaiera de retrouver la trace de son tout premier professeur, se reprochant d’avoir été ingrat en ne la visitant pas plus tôt. « Je savais qu’elle vivait pas dans un grand confort, et j’aurais voulu l’aider ». Mais elle avait alors disparu. « Je prie pour elle tous les soirs, j’espère qu’elle est au Paradis, car elle a mérité d’y entrer ».
Loforese fait aussi beaucoup de remplacements et dépanne régulièrement les théâtres lorsqu’une star est mal en point. La première fois qu’il doit remplacer Franco Corelli, malade, c’est à la Scala dans Turandot : dans deux heures. Une autre fois, c’est toujours Corelli, toujours dans deux heures, mais dans Andrea Chénier et à Gênes : Loforese refuse… car il est malade en voiture et que la route est sinueuse. Il ne veut pas se présenter abruti par ses médicaments. Qu’à cela ne tienne : la représentation est décalée de 24 heures. C’est heureusement un triomphe (bis compris), malgré la totale absence de répétition musicale. Une autre fois, il assiste en spectateur à une Tosca : l’interprète de Mario a quelques difficultés et, à l’entracte, le theâtre vient lui demander de sauver le spectacle en chantant les deux actes suivants, ce qu’il fait bien sûr. Il faut dire que Loforese maîtrise bien son répertoire, lequel compte plus de 80 rôles, ce qui est bien utile. L’excellente monographie que lui a consacré Domenico Gullo, est d’ailleurs intitulée « Angelo Forese, Il tenore con la valigia pronta sotto il letto » (Le ténor avec la valise toute prête sous le lit !). Un remplacement à Hambourg lui ouvre une carrière internationale et il sera choisi pour chanter Il Trovatore à Berlin avec Leontyne Price et Giangiacom Guelfi sous la direction de Herbert von Karajan en 1964. En France, il semble ne s’être que rarement produit et sa carrière est mal documentée. On citera, avec les réserves d’usage, une série d’Arnold de Guillaume Tell en février 1964 aux opéras d’Avignon, Toulon et Montpellier, un Arnold à Issy-les-Moulineaux en 1965, Raoul des Huguenots à Rouen cette même année, Manon Lescaut à Avignon en 1967…
A soixante ans, après une dernière Fedora, Loforese se tourne vers l’enseignement. C’est là que nous basculons dans le fantastique… Les années passent, les décennies, même : la voix de Loforese semble inaltérable et ses ressources dans les aigus inépuisables. Ses prestations sont filmées par ses élèves, et grâce aux réseaux sociaux, le ténor italien connait une nouvelle popularité, qui dépasse largement la notoriété de ses années d’activités scéniques. Au Japon, il devient même un dieu vivant. Certes, les années sont passées par là, mais son Calaf à plus de 92 ans force le respect. Le 16 mars 2013, au Rosetum de Milan, le chanteur fête les 60 ans de ses débuts dans Il Trovatore, en y interprétant entre autres, le terrible « Di quella pira » avec un spectaculaire contre ut (on vous le remet ici en 2012 à Magenta, pour la qualité du choeur !). A 95 ans, Loforese s’amuse à épater la galerie en vocalisant jusqu’au contre mi bémol !
En 2016, le fringant ténor fonde un concours à son nom : le Concorso Internazionale di canto lirico Angelo Loforese, qui connait 3 éditions. Confinement oblige, le chanteur se voit contraint de fêter son centenaire en comité restreint à la Casa Verdi, le 27 mars 2020. Il décède le 14 mai 2020.
(à suivre)