En 1950, Menotti a déjà composé des opéras de poche, comme Le Médium (1946), ou Le Téléphone (1947), mais pas encore de « grand » opéra. Le Consul va donc assurer sa notoriété, d’autant que l’œuvre est couronnée aussitôt du New York Drama Circle Critics’ Award et surtout du prix Pulitzer. L’attribution de ce dernier, alors que le Herald Tribune souligne l’actualité du propos, n’est certes pas innocente. Car si Menotti semble participer, en cette période de guerre froide et de maccarthysme, de la paranoïa qui s’empare alors de la société américaine face au communisme, il voulait surtout condamner par son opéra toute négation de la liberté, pour soutenir les malheureux opprimés symbolisés par le couple Sorel : Magda Sorel, dont le mari est un dissident politique en fuite, cherche à quitter le pays mais se heurte à une bureaucratie parfaitement organisée pour bloquer toute velléité libertaire ; elle perd successivement son fils, sa belle-mère, et finit par se suicider pour essayer de sauver son mari.
C’est à partir d’événements de l’actualité que Menotti écrit le livret du Consul. Il avait été frappé par l’histoire d’un groupe de 25 réfugiés coincés sans passeports pendant une semaine sur un pont entre l’Autriche et la Hongrie, aucun des deux pays ne voulant d’eux. Il en avait même tiré un scénario cinématographique que la MGM refusa, le trouvant trop pénible. Un peu plus tard, ce fut le suicide sur Ellis Island d’une émigrante polonaise à qui les États-Unis avaient refusé un visa ; les raisons en étaient familiales, mais c’est le moment où les États-Unis interdisent l’entrée à quiconque aurait eu des convictions politiques allant à l’encontre de l’ordre américain établi. Menotti rencontra aussi lors d’un voyage une émigrante italienne fort agitée qu’il intégra dans Le Consul…
Le poids politique et humain de la bureaucratie, la puissance des « petits chefs », la déshumanisation des grandes administrations, l’impuissance des petites gens à y faire face, ainsi que toutes les résistances, tout cela n’est guère nouveau : Le Revizor (1836) et Le Manteau (1843) de Gogol, Le Procès de Kafka (1925), La Peste de Camus (1947) et l’œuvre de Sartre, alors conforme aux pensées de la gauche anti-bureaucratique, en constituent quelques unes des illustrations. Et ce thème est certes toujours d’actualité aujourd’hui. Au point de passionner nos contemporains ? Peut-être pas, car il nous est difficile de comprendre nettement les intentions de la metteuse en scène qui voulait, en transposant l’œuvre dans un avenir incertain, condamner « notre aliénation à un fonctionnement du monde qui nous contraint et nous conditionne ».
Mais la qualité du spectacle est telle que chacun ne peut que se sentir concerné. Cette réussite est due à une équipe artistique parfaitement rodée, la même qui avait triomphé à Herblay dans Vanessa de Samuel Barber en 2012. La metteuse en scène Bérénice Collet aurait pu privilégier le style du film noir des années 50. Elle lui a préféré une réalisation onirique et torturée dont le climat oppressant s’adapte parfaitement aux situations, même si ses intentions louables et généreuses, qu’elle a souvent du mal à synthétiser, demeurent obscures au plus grand nombre. En revanche, elle a de très grandes qualités de direction d’acteurs et de mise en espace de l’action, qui font qu’il n’est pas une scène qui ne soit parfaitement construite et équilibrée, et qui ne parvienne ainsi à toucher le public.
© TRBH Herblay
La scénographie de Christophe Ouvrard, savamment éclairée par Alexandre Ursini, montre une fois de plus son efficacité, mais ce sont les compléments de décors-vidéo de Christophe Waksmann qui lui apportent un important poids de rêve supplémentaire. Car l’exceptionnelle qualité de ces vidéos, projetées sur un immense pan de mur – si besoin transparent –, est tout particulièrement à souligner. Bancs de brume, effets nuageux, feuilles de papier qui volent au vent, éclatement sanguin, chutes de pierres et de branches, tables et chaises volantes, ronde des pendules affolées, démultiplication de Magda, tout se met au service de cette chronique d’une folie annoncée. A l’opposé d’un Bill Viola qui, dans le Tristan de Bastille, faisait œuvre hyper-personnelle, Christophe Waksmann reste beaucoup plus modeste, et crée des éléments qui, sans jamais paraphraser l’action, viennent la sous-tendre ou l’illustrer de manière impressionnante : une grande réussite.
Iñaki Encina Oyón, chef talentueux, fait merveille à la tête de l’orchestre Pasdeloup ; non seulement il maîtrise les grandes envolées lyriques quasi cinématographiques où Puccini, Moussorgski, Poulenc ou Herrmann ne sont jamais loin, mais il sait aussi respecter les rares moments d’humour et de calme, assurant aux chanteurs une sécurité rassurante. Comme il le précise, ceux-ci doivent assurer « de grands airs, comme celui de Magda, qui conclut le deuxième acte de manière magistrale, ou la douce berceuse que la Mère chante à son petit-fils, et des ensembles maîtrisés comme le magnifique trio des protagonistes du premier acte ou le quintette des hommes et des femmes qui attendent au consulat. »
Le plateau est à la hauteur de cette réussite scénique et musicale. S’y distinguent tout particulièrement Valérie MacCarthy, impressionnante Magda Sorel, déchirante et torturée, dont les accents tragiques culminent dans l’air « To this we’ve come » ; Joëlle Fleury, qui donne à la mère l’expression douloureuse de ceux qui ont déjà compris par avance la marche inexorable du destin ; et Béatrice Dupuy qui interprète parfaitement cette secrétaire consulaire modèle dont la rigueur artificielle finit néanmoins par connaître quelques failles passagères. Les autres personnages, fuyard poursuivi, police omniprésente et inexorable, Italienne volubile, prestidigitateur décalé, sont tous campés avec art et justesse.
Ne pas manquer de consulter le remarquable dossier pédagogique réalisé à l’occasion de cette production.
Prochaines représentations au théâtre Roger Barat d’Herblay le 5 juin 2014, et au théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet les 8, 10, 11 et 12 octobre 2014.