Elle n’y était pas allée de main morte, la jeune Alma Schindler, lorsque dans son journal intime, elle avait écrit en février 1900 : « Cet homme est ce qu’il y a de plus comique. Une caricature. Petit, sans menton, les yeux protubérants. Un petit gnome monstrueux ». Elle faisait ainsi le portrait d’Alexandre von Zemlinsky, compositeur de huit ans son aîné, qu’elle avait vu diriger l’une de ses œuvres nouvelles au Musikverein de Vienne.
L’amusement de la cruelle beauté deviendra curiosité, puisqu’elle s’arrangera pour devenir rapidement son élève. Puis passion, puisqu’ils deviendront amants quelques mois, jusqu’à ce qu’elle rencontre l’ami de Zemlinsky, Gustav Mahler. Alma plantera donc là Alexandre pour Gustav, dont le magnétisme dévorant avait eu raison d’une jeune femme en quête de génie(s).
Soudain seul avec lui-même, rabaissé, ravagé, Zemlinsky vit là le plus grand drame de sa vie, lui qui n’aura d’ailleurs guère d’occasions de se réjouir. Malheureux en amour, il n’est pas consolé par le succès, qui lui file entre les doigts comme une autre amante. Il doit bientôt quitter Vienne pour Prague. Le voici qui n’observe que de loin le premier bonheur de son égérie avec celui d’un de ses plus chers amis, son apogée, puis son crépuscule. Sa propre infortune hantera son œuvre, peuplée de muses inaccessibles ou fatales (Die Seejungfrau, Der Traumgörge).
En 1911, à la mort d’un Mahler à son tour malmené par une Alma toujours plus distante et épuisé par sa maladie de cœur, au sens propre comme au sens figuré, Zemlinsky s’adresse à son collègue Franz Schreker, un vieil ami qui connaît bien ses tourments. Il lui fait une demande inhabituelle : celle de lui écrire le livret d’un opéra qui parlerait de la « tragédie de l’homme laid ». Schreker avait en effet déjà composé un ballet autour de la nouvelle d’Oscar Wilde, « L’anniversaire de l’Infante », publiée en 1891 et on peut penser que Zemlinsky, déjà, identifiait son destin amoureux à celui de cet autre « gnome » offert en cadeau cruel à la capricieuse infante qui le brisera aussi sûrement et avec la même indifférence qu’un jouet de porcelaine. Mais Schreker, après avoir accepté, demande à son ami de se retirer de ce projet, car lui aussi voudrait adapter cette histoire à l’opéra, mais avec sa propre musique (il en résultera son chef-d’œuvre Die Gezeichneten, Les Stigmatisés). Zemlinsky se consacre donc à sa carrière de chef d’orchestre – à la grande renommée – à Prague.
Sept ans plus tard, il n’a toujours pas soldé ce passé plein de ruines affectives. Il est marié, pourtant, et depuis plus de dix ans, à Ida Guttmann. Mais ce mariage, malgré la personnalité bien plus positive d’Ida, est malheureux. Zemlinsky le porte comme une sorte de fardeau nécessaire. Son cœur est mort depuis trop longtemps. Il vient d’adapter une autre œuvre de Wilde, Une tragédie florentine. Encore une histoire délétère de mari trompé et assassin, d’amant maudit massacré et de femme versatile… Il rencontre l’écrivain Georg Klaren, qui accepte d’écrire l’adaptation de L’Anniversaire de l’Infante à laquelle Zemlinsky n’avait pas renoncé, comme s’il pensait que cette histoire ainsi transposée dans sa musique serait enfin sa catharsis.
Klaren résume lui-même parfaitement l’argument de la nouvelle de Wilde : « Un homme est placé parmi les hommes sans savoir qu’il est d’une autre nature qu’eux et il se détruit au contact de la femme qui ne veut pas parvenir à connaître l’essence même de son être, mais ne fait que jouer avec lui. Sa laideur doit être prise symboliquement pour ce sentiment d’infériorité qui envahit tout individu gouverné par l’érotisme devant l’objet idolâtré de sa passion, à savoir la constatation de ne pas se connaître soi-même et, pareillement, le fait que seule une femme qui nous aime nous apprend à nous connaître. » Klaren ne saurait faire une allusion plus directe à Zemlinsky. Voici pourquoi il ne reprend d’ailleurs pas exactement l’œuvre de Wilde. Dans son livret, contrairement à la nouvelle, le nain offert par un sultan à l’infante est un homme issu de la noblesse (Zemlinsky avait à son nom une particule en réalité ajoutée par son père, sans titre), cultivé, d’un grand raffinement et aussi… compositeur. Quant à l’infante, il dépeint bien davantage que Wilde le caractère capricieux d’une jeune femme en pleine crise d’adolescence, curieuse comme l’enfant qu’elle n’est plus tout à fait et brutale comme l’adulte qu’elle va devenir.
Cette fois, l’affaire est faite, Zemlinsky compose en quelques mois la partition, foisonnante, magnifique, mélancolique, auquel il donne, avec son librettiste, un titre différent de la nouvelle qu’elle ne transpose donc pas tout à fait : Der Zwerg, le Nain.
Comme un signal qu’une page se tourne, la création de ce conte tragique en un acte et quatre séquences, au Stadttheater de Cologne sous la direction d’Otto Klemperer voici tout juste 100 ans ce 28 mai, est un grand succès, qui ne se renouvellera cependant pas jusqu’à la disparition complète de l’œuvre des affiches après l’arrivée des nazis au pouvoir. Elle ne sera redécouverte qu’au début des années 80, avec en prime une révision du livret par Alfred Dresen qui lui rend le titre de la nouvelle de Wilde, dont on a vu pourtant combien et pourquoi il en diffère.
Le retour à la version originale est néanmoins redevenu la norme, depuis l’enregistrement historique et fabuleux qu’en a fait James Conlon, lui aussi à Cologne en 1996, avant de le diriger à l’Opéra de Paris dans une production mémorable de Richard Jones et Anthony McDonald. Voici le terrible finale de ce chef-d’œuvre qui a beaucoup fait pour la reconnaissance tardive de Zemlinsky dont Schönberg, son beau-frère, disait : « En fin de compte, sa musique a certainement le temps : Zemlinsky peut attendre ». Le pauvre « petit gnome monstrueux », quant à lui, se dit peut-être là où il se trouve aujourd’hui qu’au fond, c’est Serge Gainsbourg qui avait raison : « La laideur est supérieure à la beauté en ce qu’elle dure ». Mais la beauté intérieure, créatrice, elle, n’a pas d’apparence. Elle ne change jamais. Elle est la vérité.