On connaît tous, dans l’histoire de la musique, ces hasards heureux qui ont permis à un remplaçant inconnu de prendre tout à coup la lumière et de lancer une carrière qui, parfois, dépasse celle du maître remplacé. C’est un peu ce qui arrive à Donizetti lorsque son professeur, Simone Mayr, donne le nom de son jeune élève en 1821 (Donizetti a alors 24 ans) pour composer à sa place un nouvel opéra pour le Teatro Argentina, à Rome. C’est du moins l’hypothèse de certains biographes pour expliquer pourquoi l’impresario du plus important théâtre romain avec celui Della Valle, se tourne vers un Donizetti dont le nom reste encore assez obscur.
Après moult tergiversations, c’est le genre de l’opéra seria qui est choisi et c’est un roman épique français, Gonzalve de Cordoue, ou Grenade reconquise, de Jean-Pierre Claris de Florian, publié trente ans plus tôt, qui fera l’affaire. D’autant que plusieurs livrets avaient déjà été tiré de cette oeuvre, dont un pour Les Abencérages de Cherubini.
Pour autant, Donizetti reste un novice aux yeux de l’administration du théâtre. Pas question de lui confier l’ouverture de la saison, le 26 décembre. Sa partition sera créée en second rideau au début de l’année suivante. On n’est jamais trop prudent. Un peu vexé, Donizetti craint surtout que son travail soit étrillé parce qu’on lui donnerait des seconds couteaux pour les rôles et des résidus pour les décors. Bien que totalement prêt dès l’automne 1821 avec un opéra intitulé Zoraida di Granata, le compositeur doit modifier sa partition au dernier moment, à la mort accidentelle du ténor Sbigoli, qui s’était provoqué une attaque en cherchant à surpasser la voix d’un autre ténor, Donzelli, lors des reprises de l’oeuvre qui avait ouvert la saison 1821-1822, Cesare in Egitto de Pacini. Or, si Donizetti avait bien Donzelli dans sa future distribution, il avait aussi Sbigoli… Il lui faut donc récrire toute la partie du second ténor, et la transposer pour contralto. Si bien que, pourtant dans les starting blocks depuis des mois, il rend sa partition au dernier moment…
C’est peu dire que dans ces conditions, le jeune homme est dans ses petits souliers, voici tout juste deux siècles, lorsque le rideau s’ouvre. Mais c’est un triomphe gigantesque. tellement énorme qu’on accompagne Donizetti et son premier ténor Donzelli, dans les rues de Rome avec des flambeaux, selon la tradition réservée aux grands succès. On voit en lui un nouvel espoir de l’opéra italien. Les dés sont jetés et peu importe finalement qu’une révision de son oeuvre, deux ans plus tard, soit loin de renouveler cet exploit (Stendhal écrira même dans une lettre : « Donizetti (de Bergame, élève de Mayer), dont les Romains étaient fous il y a deux ans, et qu’ils accompagnaient chez lui le soir de la première représentation de Zoraida di Granada, avec des torches et des cris d’admiration, nous a ennuyés mortellement, le 7 de ce mois, avec cette même Zoraïde, fortifiée de quatre morceaux nouveaux. »). L’essentiel était fait : Donizetti était lancé.