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Un jour, une création : 24 mars 1881, Verdi, le vieux chien et le repenti

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22 mars 2021
Un jour, une création : 24 mars 1881, Verdi, le vieux chien et le repenti

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C’est à l’occasion de la seule œuvre de circonstance qu’il ait jamais acceptée que Verdi avait rencontré Arrigo Boito. Ce jeune poète, encore peu connu, avait 20 ans lorsque la grande amie et confidente de Verdi, la comtesse Clara Maffei, avait soufflé son nom au compositeur, lequel venait d’accepter d’écrire une partition pour l’Exposition universelle de Londres de l’été 1862. Ce serait l’Inno delle Nazioni, l’Hymne des Nations et Boito en serait l’auteur du texte. Les deux hommes avaient continué de se côtoyer de loin en loin, les mois suivants, souvent avec le jeune chef d’orchestre et également compositeur Franco Faccio, qu’aimait également beaucoup Verdi. Il les appelait « I me car fieu » en dialecte milanais (« mes chers fils »), car il admirait beaucoup leur talent, davantage celui de poète de Boito et de chef de Faccio que leurs compositions, qu’il ne connaissait guère.

Peu après, les deux hommes allaient rejoindre un mouvement artistique naissant, emmené par l’écrivain Cletto Arrighi, anagramme de Carlo Righetti, et baptisé I Scapigliati (les échevelés). Ce mouvement se voulait à la fois libre et révolutionnaire, au sens artistique du terme, mais aussi social sinon politique. L’opposition, la révolte contre l’ordre établi, l’indépendance, étaient ses mots d’ordre. Boito allait frapper un premier coup contre cet « ordre établi » en publiant un article dans lequel, tout en affirmant que le grand écrivain Alessandro Manzoni restait l’objet de toute son admiration, il fallait que lui succédât une nouvelle génération « réaliste » qui oserait affirmer que « Dieu s’est décomposé et l’Homme s’est déifié », et qui s’érigerait contre l’académisme des anciens, symbolisé par le monument Manzoni. Mais aussi par d’autres… Le 11 novembre 1863, cette jeune génération pressée avait tenu un banquet particulièrement arrosé au moment de la première de l’opéra de Faccio, I Profughi fiamminghi, à la Scala de Milan. Cette œuvre était censée traduire dans le monde musical les préceptes des Échevelés, avec une influence wagnérienne assumée. À cette occasion, Boito avait écrit un poème, une Ode saphique à l’Art italien, qui allait être publiée quelques jours plus tard. Dans ce poème, il écrivait notamment ceci :

« À la santé de l’Art italien !

Pour qu’il échappe un instant, jeune et sain,

À la prison de la vieillesse et du crétinisme.

(…)

Peut-être est-il déjà né, celui qui sur l’autel, relèvera l’Art pudique et pur,

Au-dessus de cet autel, souillé comme un mur de lupanar.

Art italien ! Toi qui aux temps heureux régnais en maître dans les pays du nord avec les saintes harmonies de Pergolèse et de Marcello,

Peut-être n’était-ce-pas ta note ultime, souffle mourant, exemple inaperçu.

Peut-être que, du cœur de ton temple silencieux, naîtra le Poème.

Que l’on boive, donc ! Que dans les verres joyeux le champagne soit le baptême de l’Art,

Et que la foule rachitique et scrofuleuse crève de soif. »

Verdi avait pris connaissance de ce texte. Bien que non cité directement, il ne faisait aucun doute qu’il était visé, étant alors le maître incontesté de l’art lyrique dans la péninsule, et donc de la musique. De toute façon, cité ou non, il avait pris cette ode pour lui. Quelques semaines après, Clara Maffei lui écrivait une lettre par laquelle elle lui fait passer un mot de Faccio, qui voulait – très respectueusement – demander des encouragements du compositeur après l’échec de son opéra, qui avait provoqué de vifs débats dans les milieux culturels. Verdi prit sa plume et répondit ironiquement mais vertement à la comtesse, soulignant son « embarras » et remarquant que le jeune compositeur n’avait sans doute pas besoin de ses encouragements, puisqu’il avait fait appel au public pour le juger : « (…) Je sais qu’on a beaucoup parlé de cet opéra. Trop, à mon avis. J’ai lu quelques articles  où j’ai trouvé de grands mots sur l’Art, l’Esthétique, les Révélations, le Passé, l’Avenir etc. Et j’avoue, ignorant que je suis, que je n’y ai rien compris. (…) De toute manière, si, comme ses amis le disent, Faccio a trouvé sa voie, s’il est destiné à élever l’Art  au-dessus de l’autel aujourd’hui souillé comme un mur de lupanar, tant mieux pour lui et pour le public. ». Peu après, à son éditeur Ricordi, Verdi en rajouta une bonne couche : « Si, parmi d’autres, j’ai souillé l’autel, comme l’affirme Faccio, qu’il le nettoie et je serai le premier à venir y allumer un cierge ». Bref, Verdi était furieux et n’oublierait pas de sitôt une telle offense. Pendant 16 ans, en effet, il la ruminera, faisant souvent allusion à « l’autel et au lupanar » dans sa correspondance.

Nous voici à la fin de l’été 1879. Un dîner rassemble à Milan autour l’éditeur Ricordi Verdi et quelques amis. L’éditeur, qui a préparé son coup et donnerait n’importe quoi pour que Verdi écrive une œuvre lyrique nouvelle, presque 10 ans après Aida,  parle de Shakespeare et en particulier d’Othello et l’échange va bon train. Verdi raconte que dès le lendemain, il voit débarquer Faccio et Boito, lequel lui remet comme par hasard l’ébauche d’un livret à partir de la pièce de Shakespeare. Le poète assagi et repenti reçoit les encouragements de Verdi, qui semble alors subitement oublier le fameux épisode de 1863. Ainsi naît le fameux « projet Chocolat » qui se terminera par Otello sept ans plus tard. Mais c’est une autre histoire, qui n’est pourtant pas totalement étrangère à celle du jour.

Car au même moment, Verdi sait qu’une nouvelle production de son vieux Simon Boccanegra, créé sans aucun succès en 1857, est annoncée à la Scala. Depuis plus de 10 ans, son éditeur, qui désespère décidément que Verdi – qui se voit désormais davantage en propriétaire terrien qu’en artiste – se remette au papier à musique, le presse de reprendre son ancienne partition. Mais, invariablement, Verdi hésite puis le rabroue. Quelques mois plus tôt, il lui avait même dit qu’il ne toucherait pas à Boccanegra, car il n’aimait pas « les choses inutiles ». Pourtant il se décide finalement à adapter son œuvre. Est-ce parce qu’il a en tête qu’un poète talentueux pourrait vraiment en faire quelque chose ? Le fait est que lorsqu’il la ressort des tiroirs, son jugement est sévère. Il décrit dans le détail ce qu’il faudrait faire, démontrant par la même occasion qu’il y pense depuis longtemps. Il écrit à Ricordi : « La partition telle qu’elle est, est impossible. Elle est trop triste, trop désolante. Il n’y pas besoin de toucher le premier acte, ni le dernier ; pas même, à part quelques détails ici ou là, le troisième. Mais il faut refaire tout le deuxième  (…) Comment ? Par exemple mettre en scène une chasse ? Ce ne serait pas théâtral. Une fête ? Trop commun. Une lutte contre les Corsaires d’Afrique ? Ce serait peu divertissant. Des préparatifs d’une guerre contre Pise ou Venise ? À ce propos,  je me souviens de deux lettres stupéfiantes de Pétrarque, une missive adressée au doge Boccanegra, l’autre au doge de Venise leur disant qu’ils étaient sur le point d’engager une guerre fratricide, qu’ils étaient tous deux les fils d’une même mère, l’Italie etc. etc. Un tel sentiment d’une patrie italienne à cette époque est sublime ! Tout ceci est politique et non dramatique ; mais un homme ingénieux pourrait bien réussir à dramatiser cela. Par exemple, Boccanegra, frappé par cette idée, voudrait suivre le conseil du poète : il convoque le Sénat, ou un conseil privé (…). Horreur de tous, protestations, colère et enfin accusations de trahison contre le doge etc. etc. La dispute est interrompue par l’annonce de l’enlèvement d’Amelia (…) ».

L’homme ingénieux destiné à procéder à la refonte telle que décrite ici est bien tout trouvé puisqu’il travaille déjà avec Verdi. Cela fera d’ailleurs un test pour la viabilité de ce nouveau duo qu’on aurait jugé improbable encore quelques années auparavant.

« Je vais raffermir les pattes d’un vieux chien qu’on avait méchamment battu à Venise et qui se nommait Simon Boccanegra » écrit Verdi à son vieil ami le comte Arrivabene. De fait, le compositeur n’avait pas digéré l’échec de 1857, car il l’aimait bien son « vieux chien ». « La musique de Boccanegra est de celles qui ne font pas mouche tout de suite » avait-il écrit au lendemain du fiasco à Clara Maffei. Mais le livret passablement complexe, comme l’était celui du Trouvère, tiré d’ailleurs du même auteur espagnol, García-Guttiérez, avait découragé jusqu’aux plus accommodants.

Boito ne consent qu’à contrecœur à engager ce travail qui le distrait de son grand projet, Otello. Il n’est pas vraiment intéressé par la reprise d’un opéra à l’argument tortueux, au ressort dramatique si faible dans sa version originale : « c’est une table bancale avec un seul pied valide » (le premier acte, qui deviendra le nouveau prologue). Au départ, il songe donc à se contenter d’écrire la scène du Sénat. Il pense même, alternativement, à une fusion des deux premiers actes et la création d’un nouveau, dans lequel il n’y aurait finalement même pas besoin d’une telle scène nouvelle. Il suffirait de prendre des ciseaux, de la colle, d’arranger un peu tout cela et on retournerait aux choses sérieuses.

Mais cette scène, Verdi la veut. Il la tient déjà, il y pense avec cette fièvre qui lui est si familière lorsque les idées deviennent évidences. Dès lors, la correspondance entre les deux hommes devient très abondante : 24 lettres entre le 2 décembre 1880 et le 15 février suivant. On y voit se dessiner le grand air « Plebe, patrizi, popolo » de Simon, on y lit l’ajout de Fiesco dans la foule qui envahit le palais des doges, on y comprend comment Amelia va réussir à sauver son père de la fureur de Gabriele Adorno et on y découvre comment on renonce à une stretta finale assez classique au profit de l’auto-malédiction de Paolo. D’autres modifications de détail, mais qui donnent beaucoup de travail à Boito, sont opérées, en particulier autour du rôle d’Amelia et des retrouvailles avec son père, mais aussi pour le rôle de Fiesco, entre le nouveau 1er acte et les deux derniers. Tous ces changements qui, parfois, tiennent à un seul mot ou à quelques vers, resserrent encore la trame et théâtralisent la nouvelle partition, lui offrant sa structure finale : un prologue (l’ancien premier acte de 1857) et 3 actes, avec une scène entièrement nouvelle à la fin  du nouveau 1er acte et de nombreux ajustements et retouches dans les deux suivants. Boito ne résout pas toutes les invraisemblances tortueuses du livret initial et de la trame de Garcia-Guttiérez, mais il rend les personnages en eux-mêmes plus crédibles, plus vivants, plus humains. Verdi, lui, se régale en corrigeant une partition qu’il juge lui-même trop datée et y intègre tout ce que sa science a acquis depuis 30 ans, en particulier sur le plan instrumental. C’est ainsi que les premières mesures orchestrales du nouveau Prologue installent une atmosphère inédite en faisant apparaître la mer dès les premières notes, ondulantes et paisibles, qui tranchent avec l’ouverture plus classique de 1857. Cette mer omniprésente face à laquelle le doge lancera ses dernières forces « Il mare, il mare ! ». Cette mer, scintillante, qui nous aveugle par sa beauté dans l’introduction du nouveau 1er acte. S’y ajoutent des nouveautés et des corrections disséminées dans la partition qui changent tout, tout comme cette fameuse scène du Conseil, qui devient le véritable pivot de tout l’opéra.

Verdi sait que le « vieux chien » a non seulement récupéré ses pattes, mais s’est même offert une résurrection. Il en sait gré à Boito et leur relation sort très raffermie de cet épisode. Pour en assurer le succès – dont il doute cependant toujours – le compositeur apporte un soin encore plus méticuleux que d’habitude au choix des interprètes car il se méfie beaucoup de la Scala. Alors, il écrit ce qu’il veut, ou plutôt ce qu’il ne veut pas, critiquant donc chacun des choix du théâtre : « Votre baryton (ndr : comprendre « celui que vous avez choisi », en l’espèce le Français Victor Maurel) sera un jeune. Il aura toute la voix, le talent, le sentiment que vous voulez, mais il n’aura jamais le calme, le sang-froid,  et cette autorité scénique indispensable pour la partie de Simon. C’est une partie aussi éprouvante que celle de Rigoletto, mais mille fois plus difficile. (…) Pour Fieschi (sic), il faudrait une voix profonde, sensible dans les cordes basses, jusqu’au fa, avec quelque chose dans la voix d’inexorable, de prophétique, de sépulcral. Toutes choses que n’a pas la voix un peu vide et trop barytonnante de De Reszke ; même la D’Angeri (ndr : prévue pour Amelia, alors que Verdi aurait voulu Adelina Patti), précisément en raison de la puissance de sa voix et de sa personne, ne pourrait pas assurer la partie d’une jeune fille modeste, presque une novice. » Du coup, alla Verdi, il menace de tout arrêter.

Finalement, il est rassuré, notamment par Faccio, qui doit diriger la première. Le Français Victor Maurel, que Verdi ne « sentait » pas se révèle parfait dans le rôle titre. Le ténor Tamagno compose un excellent Gabriele et Verdi s’en souviendra pour Otello. Finalement, le vieux compositeur accepte de conserver la distribution qu’il critiquait tantôt.  Mais il est inquiet, comme souvent : quelques jours avant la générale, la soprano et le ténor viennent se plaindre : ils jugent leurs rôles respectifs techniquement trop difficiles alors qu’ils ne se considèrent pas suffisamment mis en avant. Ricordi manque s’étouffer, surtout de peur que Verdi, coutumier du fait, n’envoie vraiment tout balader. Mais tout s’arrange très vite pourtant, presque sereinement, alors même que Verdi reste persuadé que tout va échouer.

Il n’en sera rien : la création de cette œuvre à la fois ancienne et nouvelle, alors que voilà sept ans que Verdi n’a rien écrit de nouveau après le Requiem (à la mémoire de Manzoni, ultime pied de nez aux Echevelés) est un événement qui préfigure, en plus modeste, les deux derniers qui suivront. Le triomphe est complet. Verdi se dit ravi de la production et des interprètes, même s’il est déçu d’un montant trop faible des recettes de la série de représentations, les pieds toujours bien sur terre : « Les ovations, les bis, ne veulent rien dire si la caisse n’est pas pleine », écrit-il à Ricordi.

On le sait, après cela, Boccanegra devra encore attendre longtemps avant de trouver les faveurs du public, excepté parmi de nombreux verdiens, pour qui cette œuvre est, depuis toujours, un incommensurable bijou. Les multiples corrections lui ont apporté du théâtre, mais n’ont pas effacé le caractère sombre et même pessimiste d’une œuvre aux multiples messages : l’amertume du pouvoir, sa solitude, la relation père-fille et le temps perdu qu’il faut rattraper, la nostalgie, le pardon et les regrets. Mais depuis l’extraordinaire production de Giorgio Strehler dirigée par Claudio Abbado, qui a traversé toute la décennie 1970 et qui est restée légendaire, Simon Boccanegra a enfin trouvé son public. Comme ici, dans une captation dont le son est hélas très précaire, lors des chorégies d’Orange en 1985. Piero Cappuccilli y interprète un rôle qui était devenu l’un de ses fétiches, entouré de Montserrat Caballé (Amelia), Lando Bartolini (Gabriele), Alain Fondary (Paolo) et Paul Plishka (Fiesco), sous la direction de Maurizio Arena.

 

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