Nous sommes en 1927. Alban Berg, après Wozzeck, cherche un nouveau sujet d’opéra et il se penche sur les créations contemporaines au théâtre. Son choix se porte bientôt sur Et Pippa danse, de Grehart Hauptmann, une pièce écrite en 1906, en plein renouveau théâtral allemand. Il y est question d’une femme, fille d’un verrier, dont l’image idéale rend les hommes à peu près fous. Seulement voilà, Hauptmann veut bien que Berg fasse de sa pièce un opéra, mais exige des conditions, notamment financières, inacceptables pour le compositeur. Berg se tourne alors vers une autre œuvre contemporaine, beaucoup plus sulfureuse et réaliste, un dyptique de Frank Wedeking, L’esprit de la terre ou Lulu et La boîte de Pandora, datant respectivement de 1895 et de 1902. Wedeking était mort en 1918 et Berg obtient les droits des pièces de sa veuve sans grande difficulté. C’est lui-même qui réalise le livret les synthétisant en 3 actes sous le titre de Lulu. Il commence à composer en 1928 et se lance dans rien moins que le premier opéra réalisé selon la technique professée et pratiquée par Arnold Schonberg sur la base des 12 sons de la gamme chromatique, le fameux dodécaphonisme. La partition avance très lentement et n’est pas achevée lors de l’arrivée des nazis au pouvoir à Berlin début 1933.
Berg, soucieux de tester le public, commence par orchestrer, à partir de la partition pour piano-chant une série de 5 pièces symphoniques qu’il confie à Erich Kleiber, lequel les crée à Berlin en novembre 1934. Berg s’attèle entretemps à son Concerto à la mémoire d’un ange, après le choc que lui procure la mort à 18 ans de Manon Gropius, la fille de Walter Gropius et d’Alma Mahler. Lorsqu’il se remet à composer Lulu, il est trop tard : il meurt d’une septicémie foudroyante à la veille de Noël 1935.
L’œuvre est alors inachevée. Berg n’a orchestré que deux actes et moins de 300 mesures du dernier. Bien qu’il y ait alors largement matière à l’achever aisément (ce que refusent pourtant tous les amis de Berg, Schönberg en tête), la veuve de Berg, Hélène, interdira toute sa vie (et même au-delà, puisqu’elle l’avait indiqué dans son testament) qu’on y touchât. Il faut dire qu’elle détestait le sujet choisi par son mari, sur un thème qu’elle trouvait obscène et choquant. Si bien qu’après sa création à Zurich le 2 juin 1937 et durant des décennies, Lulu ne sera présentée qu’en deux actes avec l’ajout, après 1950, d’une pantomime basée sur les 300 mesures orchestrées, accompagnant la mort de Lulu.
Ce n’est qu’en 1976, à la mort d’Hélène Berg, que le compositeur Friedrich Cerha, qui vient d’ailleurs de fêter ses 93 ans voici quelques jours, révèle qu’il a été engagé par les éditions Universal dès le début des années 60 pour achever la partition. La Fondation Alban Berg, fidèle aux dispositions d’Hélène Berg, attaque le projet en justice avant de renoncer.
Voici donc comment après bien des péripéties, l’œuvre désormais intégrale s’impose sans peine lors de sa création à Paris voici précisément 40 ans, sous la direction de Pierre Boulez et dans une mise scène digne de l’événement signée Patrice Chéreau, en coproduction avec la Scala de Milan. On en trouve peu d’extraits en ligne, et notamment pas de ce fameux dernier acte, mais voici la seconde scène du 1er, avec la saisissante Teresa Stratas.