Mais qu’allait donc faire Antônio Carlos Gomes, né à Campinas, à une centaine de kilomètres de São Paulo, à Milan juste avant la réunification complète du royaume d’Italie ? Non, ce n’était pas pour fuir son frère et ses… 24 demi-frères et sœurs que son père, lui-même chef d’orchestre à Campinas, avait eu de plusieurs épouses successives. Ce sont plutôt ses propres dons, sa volonté de s’émanciper d’un père envahissant et la composition de nombreuses pièces de tous ordres, dont 2 opéras dans les années 1850 et 1860, qui lui ont d’abord ouvert les portes de la bonne société carioca. Il est même présenté à l’empereur Pedro II, qui, en amateur éclairé des arts, offre au jeune compositeur une bourse pour qu’il aille se perfectionner en Europe.
Arrivé à Milan en 1863, Gomes est intégré au Conservatoire de la ville et, à 27 ans, se lie d’amitié avec des artistes de sa génération. Parmi eux, les « scapigliati », ces « échevelés » des milieux littéraires, jeunes et bohèmes comme les héros de Murger et volontiers iconoclastes. Parmi eux, Arrigo Boito, Ugo Tarchetti ou Emilio Praga. Triste ironie du sort, beaucoup de ces artistes mourront fort jeunes. Mais en attendant, ces modernistes aspirent à changer la vie artistique de leur pays tout neuf et critiquent les « vieux » dépassés, Verdi en tête, qui n’a pourtant que 50 ans en octobre 1863. Ce dernier mettra d’ailleurs un peu de temps à pardonner à un Boito son outrecuidance et surtout à lui faire confiance. Mais c’est là une autre histoire…
Quant à notre Gomes, il ne se contente pas de fréquenter les sulfureux échevelés, il est également admis dans les salons de la comtesse Clara Maffei, qui depuis 30 ans réunit tout ce que Milan compte de gloires artistiques. Verdi en tête, cette fois. Le jeune Brésilien s’y fait vite un nom et une réputation flatteuse qui lui ouvre bien des portes. Et puisqu’il est Brésilien, voici qu’on lui parle à la fin de la décennie 1860 d’un roman à la mode, traduit en italien mais dont l’auteur est un compatriote, José de Alencar, grand écrivain originaire de Fortaleza. Il s’agit d’O Guarani, Le Guarany, écrit en 1857 et dont l’histoire d’amour (presque) impossible entre un amérindien et la fille d’un colon portugais séduit immédiatement Gomes. Les librettistes Scalvini et D’Ormeville ne tardent pas à en tirer un livret avec tout ce qu’il faut de rivalités, de duels, de scènes de foule et de fête et de duos d’amour ou de haine pour bâtir un succès.
Mais la musique ? Même ami des pourfendeurs du romantisme italien, du bel canto et du théâtre verdien, Gomes ne prend pas de risques et adopte sans sourciller, avec un vrai talent, les canons de ce dernier. La ressemblance –qui n’est nullement du plagiat- est frappante. C’est aussi parce qu’il s’agit là de la base de la formation musicale de Gomes, apprise au Brésil avec Bellini, Donizetti et les œuvres du jeune Verdi.
Dans ces conditions, la création à la Scala voici juste 150 ans ne peut déboucher que sur un triomphe. Les verdiens reconnaissent l’influence de leur idole et les échevelés saluent le jeune prodige comme s’il avait créé de nouveaux canons. Verdi lui-même assiste à l’une des représentations et saluera avec beaucoup de chaleur la partition, ce qui est suffisamment rare pour être souligné.
Il Guarany sera d’ailleurs le plus grand triomphe de Gomes partout et plus encore dans son propre pays. Il rentrera au Brésil 10 ans plus tard, après des hauts et des bas mais présente son opéra en présence de l’empereur -à qui il est dédié- et de l’écrivain José de Alencar devenu entretemps ministre de la Justice, sous les acclamations de la foule.
Gomes mourra au Brésil à 60 ans et aura des funérailles nationales. Il est en effet considéré là-bas, encore aujourd’hui comme l’un des plus grands compositeurs de l’histoire de ce grand pays fou de musique. Et son œuvre emblématique reste pour toujours ce fameux Guarany.
Si vous doutez du « verdisme » de cette œuvre, écoutez donc ce merveilleux duo qui clôt le premier acte, entre les deux héros, Cecilia et Pery, l’indien qui l’a sauvée et qu’évidemment elle aime. Et qu’espérer de mieux lorsqu’il est chanté par la Caballé et Carreras, sans doute pour le film « Romanza final » de Forqué (1986), sur la vie du ténor Julián Gayarre, incarné par Carreras ?