C’est une célèbre chanteuse de cabaret à Berlin, Albertine Zehme, qui commande à Arnold Schoenberg une partition qu’elle veut très moderne, sur les poèmes du Pierrot lunaire d’Albert Giraud, poète symboliste originaire de Louvain en Belgique, traduits en allemand par Otto Erich Hartleben. Le compositeur pense d’abord écrire une sorte de prélude à un vaste projet lyrique autour de la Seraphita de Balzac.
C’est une série de mélodrames qui s’adapte parfaitement à l’esprit du cabaret, en plein essor avant-guerre (et aussi après-guerre) outre-Rhin. Schoenberg enseigne à Berlin à cette époque. Intéressé par la structure de ces 50 poèmes, il en retient 21, qui seront autant de scénettes sans véritable continuité, au ton grinçant, ironique et parfois cruel. La métrique dictée par les vers de Giraud traduits en allemand (sans rimes), ainsi que l’environnement pour lequel il écrit la partition – le cabaret – vont lui permettre de créer un langage musical nouveau, le chant parlé (Sprechgesang), dont il définit l’interprétation dans une introduction à la partition : « La mélodie indiquée dans la partie vocale à l’aide de notes, sauf quelques exceptions isolées spécialement marquées, n’est pas destinée à être chantée. La tâche de l’exécutant consiste à la transformer en une mélodie parlée en tenant compte de la hauteur de son indiquée. Ceci se fait :
1) En respectant le rythme avec précision, comme si l’on chantait, c’est-à-dire, sans plus de liberté que dans le cas d’une mélodie chantée.
2) En étant conscient de la différence entre note chantée et note parlée : alors que, dans le chant, la hauteur de chaque son est maintenue sans changement d’un bout à l’autre du son, dans le Sprechgesang, la hauteur du son, une fois indiquée, est abandonnée pour une montée ou une chute, selon la courbe de la phrase.
Toutefois l’exécutant doit faire très attention à ne pas adopter une manière chantée de parler. Cela n’est pas du tout mon intention. Il ne faut absolument pas essayer de parler de manière réaliste et naturelle. Bien au contraire, la différence entre la manière ordinaire de parler et celle utilisée dans une forme musicale doit être évidente. En même temps, elle ne doit jamais rappeler le chant.
Incidemment, j’aimerais faire le commentaire suivant, quant à la manière d’exécuter la musique. Les exécutants ne doivent jamais recréer l’atmosphère et le caractère des morceaux individuels, en se basant non pas sur la signification des mots mais sur celle de la musique. Dans la mesure où la manière, indiquée dans le texte, de rendre les événements et les sensations, manière semblable à un tableau tonal, a été importante pour l’auteur, on la retrouve de toute facon dans la musique. Même si l’exécutant estime qu’il manque quelque chose, il doit s’abstenir d’apporter des éléments qui n’ont pas été voulus par l’auteur, sinon il nuirait à l’œuvre au lieu de l’enrichir. »
La voix de soprano « parle » successivement de Pierrot, ou l’incarne, sans qu’on sache toujours qui est qui ni qui intervient. Dans un ouvrage consacré à cette révolution qui va mener du Pierrot lunaire à la musique de Boulez, la musicologue américaine Susan Youens estime qu’à travers le choix des poèmes retenus par Schoenberg et la manière d’aborder le personnage de Pierrot, le compositeur évoquait en réalité le créateur, l’artiste, et donc lui-même en faisant de la lune, une muse.. Le compositeur y ajoute une dimension métaphysique, existentielle, dans laquelle le rapport au sacré, notamment dans la deuxième partie, est très prégnant. C’est cette approche qui donnerait, selon Youens, une continuité, y compris dramatique, à ce cycle de poèmes apparemment déconnectés les uns des autres. La première partie de sept mélodrames (« De l’extase à la douleur ») est plutôt calme. La deuxième (sept autres mélodrames), intitulée « Désespoir, mort et crucifixion » est évidemment plus sombre. Enfin, l’apaisement revient dans la dernière partie, « Restauration du calme », nostalgique et introspective.
À l’invention du chant parlé, Schoenberg joint une instrumentation originale : 8 musiciens (deux flûtes – dont un piccolo ; un piano ; deux clarinettes – dont une basse ; un violon, un alto et un violoncelle), qui ne se retrouvent presque jamais ensemble dans les mêmes conditions au cours les 21 mélodrames. Cela donne à l’ensemble des couleurs tout à fait originales, qui ouvrent la voie à un monde musical nouveau, marqué par l’atonalité et un expressionnisme qui se développera beaucoup après la tragédie de la Grande guerre. C’est le « plexus solaire, non moins que l’esprit de la musique du début du XXe siècle », dira Stravinsky.
En tous les cas, Schoenberg compose ce qui deviendra l’un de ses principaux chefs-d’œuvre en un peu plus de trois mois à Berlin. Il le termine au début de l’été 1912 avant de le créer, sous sa propre direction, avec Albertine Zehme voici 110 ans aujourd’hui. Contrairement à ce que l’on pourrait penser au vu de son originalité très déstabilisante pour les oreilles de l’époque, la partition remporte un vrai succès dès le départ. Elle ne sera créée en France que 10 ans plus tard Salle Gaveau – et donc voici 100 ans cette année – sous la direction de Darius Milhaud. La critique en soulignera toute l’importance pour la musique du siècle : « La couleur incomparable de la musique de Pierrot lunaire, sa lucidité dans le cauchemar, sa cruauté déchirante qui passe, avec la prestesse de l’éclair, de l’ironie au sanglot, de la terreur à la tendresse, nous apporte une beauté inconnue (…) qui résulte des jeux précis d’une spiritualité aiguë, alliée à un instinct génial. » écrira alors Roland-Manuel.
Difficile de ne pas penser à Pierre Boulez dans cette musique de « cabaret supérieur » qu’il enregistrera plusieurs fois et dans laquelle il voyait le « centre de gravité » de toutes les œuvres de Schoenberg. Voici son enregistrement intégral avec Christine Schäfer pour Deutsche Grammophon, capté à l’IRCAM en 1997.