Alors qu’ici et là des incidents parfois vifs ont perturbé plusieurs spectacles et que d’autres étaient carrément annulés, les intermittents n’auront pas troublé l’ouverture du festival de Beaune, inauguré le 4 juillet dernier en la basilique Notre-Dame. En bonne intelligence avec sa direction, leur représentante a pu s’exprimer avant le début du concert. Hélas, un discours relativement confus n’aura guère permis au public, qui ne maîtrise pas forcément le dossier, de comprendre les revendications et surtout les contre-propositions du mouvement. Rien d’indigne, cependant, contrairement aux huées d’une poignée de spectateurs discourtois.
Mais quelle mouche a donc piqué Federico Maria Sardelli ? Nous le savions prompt à manier les ciseaux, mais il s’est déchaîné sur le malheureux Teseo de Haendel. Si ses coupes claires affectent en premier lieu les récitatifs, les airs ne sont pas épargnés, une suppression pure et simple s’avérant un moindre mal en regard des mutilations que certains subissent, privés de section B, voire de reprise – un contresens rhétorique dont la finalité nous échappe. En 1712, Haendel manquait sans doute d’expérience dramaturgique lorsqu’il entreprit, avec le concours de Nicola Haym, de réunir les goûts français et italien à la faveur d’une ambitieuse adaptation du Thésée de Quinault et Lully. Néanmoins, s’il reprend la structure en cinq actes de la tragédie, Teseo resserre l’action, privilégie la forme brève et ne pèche certainement pas par excès de longueur ! L’élagage pratiqué par Sardelli est d’autant plus regrettable que celui-ci semble apprécier la partition. Il l’investit et la détaille avec un soin remarquable, caractérisant finement ses microclimats et insufflant à chaque scène sa juste énergie. Encore faut-il que les musiciens suivent, à l’instar de ceux du Modo Antiquo dont le brio et l’allant, souvent, nous consolent des faiblesses du plateau.
Choeur des solistes © FIOB Beaune 2014
Teseo gravite autour de deux femmes (Médée et Aeglé) profondément dissemblables et antagonistes, qui relèguent au second plan le sexe fort (Thésée, Egée, Arcas) ; c’est là un contraste fertile que Haendel exploitera à l’envi, tant dans ses opéras que dans ses oratorios, mais pas toujours avec un bonheur comparable. De Médée, Gaëlle Arquez possède incontestablement l’ambitus et la stature, elle ne fait d’ailleurs, telle une ogresse, qu’une bouchée du frêle et pâle Egée de Delphine Galou (« Si ti lascio… »). Mais l’ampleur de l’organe, la richesse de l’étoffe ne sont pas tout. Le rôle requiert aussi de la fantaisie, de l’audace (« Sibilando, ullulando, fulminate la rival »), une aptitude à creuser les affects au gré des Da Capo (« O stringerò nel sen ») et réclame de l’artiste un engagement total, un lâcher prise (« Morirò, ma vendicata »), c’est à ce prix qu’elle peut réussir à évoquer la férocité, mais aussi la complexité du personnage, lequel peut et doit exister même en l’absence de mise en scène. Impossible de ne pas songer à la composition mémorable de Della Jones, en concert avec Marc Minkowski et immortalisée dans la foulée pour le disque (1992); toutefois, le mezzo gallois, alors âgé de 46 ans, recueillait les fruits d’une longue fréquentation du théâtre haendélien quand Gaëlle Arquez commence à peine de l’aborder. Laissons-lui un peu de temps : demain ou après-demain, sa Médée pourrait, elle aussi, entrer dans la légende…
Tout oppose donc la furieuse Médée, qui préfère encore détruire Thésée plutôt que de le voir heureux dans les bras d’une autre, et la noble Aeglé, modèle d’abnégation, prête à se sacrifier en épousant le roi Egée pour sauver des griffes de la magicienne celui qu’elle aime. Si Emmanuelle de Negri n’a pas la vocalise très déliée ni brillante, son héroïne semble avoir gagné en densité depuis le concert donné en 2011 au Théâtre des Champs-Elysées où son lyrisme délicat s’épanouissait davantage dans la tendresse (« Vieni, torna idolo mio ») que dans la mélancolie amoureuse (« Amarti si vorrei »). Damien Guillon, lui aussi à l’affiche de ce concert parisien, n’est sans doute pas le plus ébouriffant des virtuoses, mais son Arcas a fière allure (« Più non cerca libertà ») et parvient à exister, malgré l’arbitraire du chef qui, entre autres absurdités, ampute son air le plus pathétique (« Ah ! Cruda gelosia ! ») et en dépit de la fugacité de ses bouleversants adieux (« Parto, ma parto in pene ») à Clizia, tenue par le sopranino diaphane de Francesca Boncompagni. Inutile, enfin, de s’étendre sur le Thésée de Lucia Cirillo, qui, certes, manque d’abattage et de relief, car le rôle-titre n’a guère inspiré Haendel et ne présente aucun numéro inoubliable.