La pièce de Büchner qui sert de livret à Wozzeck peut-être considérée à juste titre comme l’une des premières œuvres naturalistes du XIXe siècle. Alors qu’en 1836, Pouchkine signe La Fille du Capitaine, et Musset La Confession d’un enfant du siècle, Büchner préfère se consacrer au tréfonds de l’âme humaine, anticipant avec sa plume intemporelle les réflexions sur le subconscient freudien et les dystopies sociales des années à venir.
Mettre en scène l’opéra d’Alban Berg, c’est donc prendre à bras le corps cette écriture noire et ramassée, qui n’a pas perdu de sa violence après avoir été mise en musique. Pour mieux rendre compte de la bassesse du sujet (mais oui !), Christoph Marthaler transpose l’action dans la banlieue défavorisée d’une ville moyenne des années 1990. Les très belles photographies de Raymond Depardon intégrées au programme suggéreraient Glasgow, mais le metteur en scène mentionne plutôt Gand. Peu importe. Dans cette ville sinistre au possible a lieu une kermesse, où l’on aperçoit les enfants jouer à l’extérieur alors que sous la tente en plastique transparent, les adultes mènent leur triste vie de débauche.
Disons-le d’emblée : le parallèle de Marthaler fonctionne. Les personnages sont nettement dessinés grâce à un jeu d’acteur efficace et les costumes d’Anna Viebrock, d’un épouvantable mauvais goût bien étudié, contribuent à brosser le portrait d’une société abandonnée par le progrès. La pièce se déroule sans interruption, selon une mécanique bien huilée, où les références humoristiques désabusées ne manquent pas. On reprocherait cependant un certain manque de finesse à ce paysage peu élogieux, où la parodie frise parfois le grotesque involontaire, voire le mépris de classe. Heureusement, les lumières saisissantes d’Olaf Winter viennent contrebalancer ce paysage qui ne proposerait sinon pas grand chose d’autre que de la crudité.
La direction de Michael Schønwandt joue la carte de l’unité de l’œuvre. Evitant la lecture impressionniste décousue, le chef maintient la construction par des tempi qui ne s’éternisent guère et par une direction qui privilégie l’efficace au superficiel. La lecture en est-elle moins passionnée, à l’image de la première invention du troisième acte ? Cela est probable, même si la solution n’est pas non plus à chercher dans une montée du potentiomètre, certains chanteurs étant déjà à la limite de l’audible lors des forte orchestraux.
Côté plateau, la soirée souffre de quelques inégalités. Car dans une écriture vocale héritée du Pierrot de Schönberg, c’est le texte qui règne en maître absolu : chanter Wozzeck, c’est donc aussi le parler. C’est avant tout le chœur qui semble avoir des difficultés avec la grande quantité de texte dans la chanson du gibier avec Andrès. Malgré des vocalises lunaires comme il faut dans la scène finale du deuxième acte, la dernière scène n’apporte pas de grande satisfaction et donne l’impression d’un travail qui aurait pu être plus approfondi.
Le fou de Rodolphe Briand s’en sort comme il faut, mais Mikhail Timoshenko comme Tomasz Kumięga butent sur leur prononciation allemande, malgré deux voix au timbre riche et approprié aux rôles. Eve-Maud Hubeaux occupe l’espace comme la grandiose diva en bas résille que requiert la mise en scène, et même si l’allemand n’est pas parfait dans les dialogues avec Marie, la danse avec Wozzeck est bien plus convaincante. Kurt Rydl et son Docteur engendrent plus de frustration. La basse autrichienne était le profil idéal pour incarner le Docteur, ce scientifique de province, et même si la voix chancelle dans les aigus, le chanteur pouvait s’appuyer sur de beaux restes. Cependant, l’articulation du texte est quasi inexistante, la projection se limitant à des consonnes sourdes s’échappant d’un magma de voyelles indistinctes. Avec Stephan Rügamer en Hauptmann, l’impression est tout autre. Une voix aussi brillante que la diction, impeccable, sont complétées par une incarnation du personnage loufoque et amusante. Le même éloge doit être rendu à Nicky Spence, qui embrasse toute la salle de sa voix sur-puissante, aux aigus métalliques et brillants. Le Tambourmajor de Štefan Margita appelle quant à lui un peu plus de réserves, car les aigus de sa redoutable partie sont souvent arrachés au prix de maints efforts. Les débuts parisiens de Gun-Brit Barkmin méritent quant à eux une deuxième tentative. Celle qui était déjà Marie à Zürich ne montre aucun signe de faiblesse dans son aigu volumineux et incisif. Cependant, c’est toute la tessiture médiane qui est engloutie par l’orchestre par manque de projection, venant ternir une performance scénique pourtant saisissante. Mais inclinons-nous pour finir devant l’interprétation de Johannes Martin Kränzle. Dans ce qui est son premier Wozzeck, le baryton allemand incarne la démence du personnage de bout en bout, transmettant aussi bien ses pulsions de violence que la mélancolie noire de ses réflexions mi-absurdes, mi-géniales. Malgré un début plus en retrait, la voix suivra cette incarnation scénique durant toute la soirée, où la spontanéité de la déclamation a été longuement étudiée. Cette reprise du Wozzeck parisien brille essentiellement grâce à Johannes Martin Kränzle, qui semble avoir compris comme personne l’ambivalence de la langue de Büchner, partagée entre rêverie hallucinée et tourments meurtriers. Après ces débuts très prometteurs, on se réjouit d’entendre ce nouveau rôle sur d’autres scènes à l’avenir.