On sort ébloui par la magie sonore, et interrogé par la lecture proposée de la réalisation scénique de Wozzeck à l’Opéra de Dijon. Jamais le chef d’oeuvre d’Alban Berg ne laisse indifférent : la nouvelle production de Sandrine Anglade ne déroge pas.
C’est à un drame inexorable de la folie que nous sommes conviés. Pour la metteuse en scène, aucun doute, Wozzeck est « schizophrène ». Ainsi adhère-t-elle au « diagnostic » du Docteur, très loin de ce Wozzeck tel que l’incarnait Theo Adam, un homme simple, de bon sens, attachant malgré ou à cause de ses faiblesses, gouverné par des superstitions, des croyances et des phobies héritées du milieu quasi carcéral où il est enfermé. Lecture sans subtilité ni nuance, qui ne rend compte ni de la complexité, ni de la richesse des personnages… Tant pis pour Berg ! L’émotion y perd, la nature est ignorée : le flamboyant coucher de soleil, les arbres, la lune rouge, l’étang, tout passe par le prisme d’une abstraction absolue. Wozzeck porte la cravate et sa tenue vestimentaire ne le distingue pas de celles de ses persécuteurs. Aux oppositions fortes du livret, Sandrine Anglade substitue ce qu’elle appelle le paysage mental de Wozzeck. Convenons que le résultat est pauvre, relevant d’une ascèse singulière, où tout ce qui peut accréditer la folie de Wozzeck est délibérément grossi. Ne sont retenues des didascalies que ce qui sert son projet, fut-ce au prix d’une perte de sens ou d’une altération du livret. Ainsi, son Tambour-major est imberbe. Ce serait indifférent, malgré la virilité que la barbe est sensée illustrer, si Berg n’avait fait dire à Marie, dès leur première rencontre : « la barbe d’un lion ». Pourquoi dans ce cas l’insinuation perfide du capitaine : « Tu n’aurais pas trouvé un poil de barbe dans ta gamelle… d’un tambour-major » ?
Les trois actes recourent à un décor unique, obsédant par sa matière, par son dépouillement, par son enfermement : nul horizon ne se dessine, un univers clos, indifférent, mort, sorte de prison collective. De grands panneaux de polycarbonate, groupés par trois, tombent des cintres et leurs multiples rangées, translucides, modulent l’espace en retenant la lumière. Ce refus de tout élément illustratif réduit les accessoires au strict minimum : des sacs poubelle noirs (qui jonchent le sol et que ramasseront Wozzeck et Andrès dans la 2e scène), les indispensables boucles d’oreille, un morceau de miroir, une bouteille, un flacon de schnaps, la Bible, un couteau… C’est tout. Les éclairages, subtils, mouvants, servent remarquablement l’action à laquelle ils participent pleinement. Les costumes, indifférents, souvent laids, associent le contemporain à l’insolite, l’onirique.
© Opéra de Dijon – Gilles Abegg
Certaines réussites semblent incontestables : le défilé militaire, avec ses ombres chinoises, la scène de séduction du tambour-major et de Marie, dont l’image est dupliquée derrière les panneaux, celle de l’auberge, avec l’orchestre de scène et des couples de danseurs grotesques. De la mort de Marie aux « Hop, hop » de l’enfant, la fin déçoit, ayant perdu sa charge émotionnelle par son côté réducteur et prosaïque. L’enlèvement du corps de Marie par quatre des musiciens de l’orchestre (en majorettes) relève du grand-guignol. On ne comprend pas. La poignante dernière scène pêche par sa réalisation bâclée. Un projet à la mise en scène cohérente, mais inaboutie, qui ne convainc donc qu’à moitié : une lecture réductrice, erronée même, des personnages et des ressorts de l’action nous est imposée, alors que l’équivoque, la subtilité, qui laissent l’auditeur libre de son approche, recèlent des richesses délibérément refusées.
Heureusement, même réduit à une vision contestable, l’ouvrage de Berg est merveilleusement servi par la musique et ses interprètes. Familier des métropoles musicales, Emilio Pomarico, chef argentin d’origine italienne, est rompu à toutes les exigences et aux subtilités de la musique écrite depuis un siècle. Il excelle à restituer le « son » de Berg et obtient l’inouï de l’orchestre. La battue est claire et efficace, la technique irréprochable, ses équilibres parfaits. Le choix est celui d’une lecture expressionniste, de la plus imperceptible caresse à l’explosion, magnifiée par sa netteté, sa précision, son souci du détail comme de la fresque. Somptueux, fascinant, le SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg illumine le spectacle : il semble avoir ravi toutes les couleurs visuelles et les avoir transmuées pour notre oreille. D’une vie intense, fulgurante jusqu’au paroxysme, radicalement tragique, on est bien dans le post-romantisme à la Mahler, à la Bruckner, puissant, parfois lyrique (Wozzeck dans sa réplique de la première scène, la berceuse…) sans grandiloquence. Les interludes constituent une absolue réussite, et pourraient devenir la référence. Malgré son passé glorieux (Donaueschingen) et son activité inlassable au service de la musique du XXe S, cette grande et prestigieuse formation brille ici de ses derniers feux, promise à une fusion prochaine avec celle de Stuttgart. Préparé par Mihály Zeke, le chœur intervient peu, mais se montre admirable (à l’auberge puis dans la scène de la nuit à la caserne) : La précision, la justesse, les couleurs, tout est là.
Fait rare, comme dans le tout premier enregistrement de Mitropoulos, tous les chanteurs y accomplissent leur prise de rôle, avec un engagement indéniable. La distribution est internationale, et de haut vol. Boris Grappe y aborde pour la première fois un grand rôle si on oublie ses Don Giovanni, Almaviva et Figaro (Mannheim et Clermont-Ferrand). Vocalement en retrait durant les premières scènes, il faudra attendre sa réplique au docteur pour que son assurance vocale soit crédible. La plénitude est atteinte à l’acte II lorsque les insinuations du Capitaine l’accablent : « Ich bin ein armer Teufel ». Elle ne l’abandonnera pas jusqu’à sa noyade. S’il n’est pas un Wozzeck habité et sombre, il incarne un homme soumis à son environnement et à la nature, digne, touchant, capable de rébellion (avec son Capitaine, dès le début, puis avec le docteur). Sa tessiture est sollicitée dans les extrêmes. La voix est sûre, solide, son aisance est prometteuse. Allison Oakes est une nouvelle très grande Marie. Le soprano dramatique a tous les moyens superlatifs exigés par le rôle. C’est la première apparition en France de cette wagnérienne et straussienne accomplie (Gutrune à Bayreuth au dernier Festival, Salomé, Chrysotemis). Elle campe une Marie tour à tour volontaire et résignée, débordant d’énergie, émouvante, tendre (la berceuse), sensuelle (au cabaret) qui transcende son misérable destin. La voix est exceptionnelle, très large, expressive, admirable sans aucune réserve. Michael Gniffke, le capitaine, s’est déjà illustré en Loge (Das Rheingold). L’émission est remarquable, avec de beaux aigus, pour ce rôle hystérique, au débit rapide, à la ligne mélodique capricieuse, torturée, utilisant tous les registres y compris le falsetto. Personnage caricatural, sadique, obsédé par ses recherches, le docteur est confié à Damien Pass, maintenant réputé baryton-basse qui fait une brillante carrière. Le public se souvient de son Barbe-Bleue (Dukas) et du Masetto (Don Giovanni) donnés ici même. Son aisance dans tous les registres, les qualités de son émission nous ravissent. Gijs Van der Linden est un Andrès mozartien, lumineux, au timbre séduisant. Monolithique, gigantesque histrion vantard et brutal, Albert Bonnema nous offre un Tambour-major d’exception : un heldentenor splendide, voix sonore, bien timbrée, ronde, à l’émission franche, avec une aisance confondante. Manuela Bress, (Fricka et Waltraute du Ring dijonnais) nous revient en Margret. Son beau mezzo, apprécié de Mehta et de Thielemann, n’a pas pris une ride. Ses deux interventions sont empreintes de la même vitalité. Quant aux deux compagnons de beuverie, Arnaud Richard et Thiebault Daquin, ils sont plus vrais que nature, excellents.