Quel dommage que ce Wozzeck présenté sous l’ère Mortier n’ait pas eu les honneurs d’une distribution idéale : en avril 2008, Simon Keenlyside dans le rôle-titre, dominait le plateau, chanteur-acteur immédiatement au-dessus de la mêlée, illuminant de sa présence toute la régie inventée autour de sa personnalité par Christoph Marthaler. Deux saisons plus tard, Waltraud Meier crève l’écran, fait le vide autour d’elle en s’imposant avec l’évidence des plus grands dans le rôle de Marie quelle avait déjà porté aux sommets dix sept ans plus tôt au Châtelet, sous le regard de Patrice Chéreau.
Difficile de ne pas regretter amèrement la réunion de ces deux artistes hors norme, qui auraient su transformer un bon spectacle en un moment inoubliable. Vincent le Texier succède donc au baryton anglais avec courage. Son Wozzeck hanté par ses visions, perdu dans sa folie ordinaire et qui trouve la force d’exister en exécutant comme une machine des taches répétitives (ranger, raser, débarrasser, ranger, servir, débarrasser..) est crédible ; l’interprète semble investi et trouve sans aucun doute dans l’oeuvre de Berg une sorte de prolongement, d’aboutissement naturel, après avoir défendu le Wozzeck longtemps oublié de Manfred Gürlitt (joué à Rouen en 1996). Mais en oubliant de claudiquer, son corps ne traduit pas avec la même intensité le malaise vécu par ce pauvre type dont tout le monde abuse et se moque. Tout ce qui était habité par Keenlyside jusqu’à cette manière torturante de ranger les chaussures d’enfants, traduit ici l’effort de reconstitution, comme si Le Texier ne croyait pas à l’utilité de ces indications et les laissaient lui échapper. De plus, en difficulté avec une tessiture trop haute pour lui, le baryton-basse peine au premier acte à plier sa voix gutturale aux exigences de cette écriture abrupte, au point de paraître souvent proche de l’apoplexie, ce qui n’était pas le cas de son prédécesseur, jamais pris à défaut et vocalement plus séduisant.
La Marie plus que jamais humaine, traversée par d’irrépressibles élans de tendresse et de résignation, campée par Waltraud Meier, tient du prodige. Avec presque rien, un pas plus lourd, un geste plus appuyé, un regard plus perçant, elle compose une héroïne quotidienne, mère attentive et femme délaissée qui n’attend plus grand chose et prend la vie comme elle vient. Sa façon de tressaillir dans les bras de Wozzeck quand il lui tranche la veine du coup, donne le frisson. Dans une forme vocale sidérante, la cantatrice balaie en un instant le souvenir mitigé laissé par Angela Denoke, par la beauté du timbre, le tranchant et l’amplitude des aigus et le soin apporté au texte, restitué avec une parfaite intelligibilité.
Autour de ce couple de « pauvres gens », observé à la loupe dans un réfectoire de caserne, une armada de personnages suspects et énigmatiques, tel ce Capitaine vociférant et frénétique (autrement plus juste que Gerhard Siegel) d’Andres Conrad, ce Docteur sinistre – et haut de gamme – signé Kurt Rydl (exit Roland Bracht en 2008), ce Tambour-Major à la libido développée parfaitement tenu par Stefan Margita (et supérieur à la presation de Jon Villars), ou encore cet Andres maladif de Xavier Moreno, tous à leur place.
Concentrer le drame dans un espace unique et clos peut avoir des avantages en terme d’unité de temps et de lieu. Ce concept s’avère cependant réducteur, les images mentales et prémonitoires de Wozzeck (lune rouge, lac, couteau, chemin, nuit) n’étant jamais visualisées ou traduites sur le plateau, ce qui finit par limiter les effets voulus par Büchner.
Dans la fosse, Harmut Haenchen dirige avec une énergie vrombissante la sulfureuse partition de Berg qui n’a rien perdu de sa singularité malgré le nombre de ses années et une constante conviction musicale, qui forcent le respect. Moins affirmée que la direction de Daniel Barenboïm qui collait exactement à l’univers de Chéreau (Châtelet 1992 et 1998), celle-ci offre un contrepoint fort intéressant à la vision angoissée de Sylvain Cambreling (Bastille 2008).