Werther, opéra de ténor (au même titre qu’Otello ou Andrea Chénier) : Benjamin Bernheim à Bordeaux le rappelle, si tant est qu’on l’ait oublié. « Pourquoi me réveiller », le fameux air du 3e acte, au disque, en concert, contenait déjà la promesse d’une prise de rôle attendue comme le Messie. Le Lied d’Ossian demeure cependant la partie émergée d’une partition dont un seul numéro, fût-il le plus célèbre, ne saurait résumer l’ensemble des qualités exigées. La diction, la demi-teinte, la quinte aiguë rayonnante, le tracé souple de la ligne, les nuances, du murmure à l’éclat… Évidemment. Benjamin Bernheim, à ce stade de son parcours artistique, en détient les secrets, mieux que quiconque aujourd’hui. C’est déjà beaucoup, mais Werther veut davantage. Ce surcroit d’intentions requis par le rôle pour exister dans sa complexité vocale et psychologique, le ténor franco-suisse le puise au plus profond d’une interprétation qui, passée une Invocation à la nature où la voix semble s’enivrer de ses propres sonorités, touche à l’incarnation. La musique de Massenet n’est jamais aussi convaincante que lorsqu’elle épouse au plus près l’inflexion de la parole. L’art de Benjamin Bernheim – ce qui rend son Werther déjà incontournable – réside en cette maitrise du discours musical, lorsque texte et chant fusionnent pour atteindre une juste vérité.
Un opéra cependant ne peut reposer sur un seul interprète. Werther, pas plus qu’un autre. Michèle Losier, si valeureuse soit-elle en Charlotte, ne dispose pas du même relief, ni de la même palette de couleurs et d’expression que son partenaire ; Lionel Lhote atteint comme son rival une forme de perfection en termes de présence, d’élégance et de prononciation mais le rôle d’Albert reste secondaire ; et Florie Valiquette n’a pas encore l’expérience nécessaire pour que Sophie éclaire de notes cristallines (que l’on voudrait davantage tenues) les gouffres sombres de cette course au suicide.
La mise en scène de Romain Gilbert fait pourtant de la jeune fille l’instrument du drame. C’est outrepasser Goethe autant que le livret mais puisqu’il faut renouveler le propos… (A vrai dire, le faut-il vraiment ?) Dans le même ordre d’idée, on avoue s’interroger sur la nécessité des deux enfants supposés représenter Charlotte et Werther, dont la présence encombre le plateau sans apporter un quelconque éclairage à l’intrigue. Des raisons économiques ont dû motiver la suppression des rôles de Bruhlmann et Kathchen, quitte à ce que l’allusion ironique à Klopstock paraisse incompréhensible. Privée de cintres ainsi que d’espaces arrière et latéraux, la scène de l’Auditorium ne facilite pas les changements de décor. Le charge émotionnelle du prélude du 4e acte en fait les frais, malgré l’ajout du coup de pistolet que Massenet après réflexion avait supprimé. Un système de tournette sur lequel a été installée une copie du chalet d’Heidi favorise l’alternance des tableaux. Les costumes de Mathieu Crescence prennent les tableaux de Caspar Friedrich pour référence. L’appréciation esthétique de l’ensemble est laissé au goût de chacun.
© Eric Bouloumie
Prive de choeur, ce qui est n’est pas la moindre de ses originalités, Werther dispose de scènes de genre supposées offrir un joyeux contraste à une histoire jugée à l’époque trop triste pour être représentée Salle Favart. Là n’est pas ce que Massenet a écrit de plus inspiré. Francois-Nicolas Geslot et Yuri Kissin butent sur les louanges avinées à Bacchus, comme souvent. Marc Scoffoni use d’une prononciation impeccable pour imposer son Bailli. Les enfants de la Maîtrise JAVA s’ébattent sans accrocs autour de joyeux « Noël, Noël, Noël ».
La direction de Pierre Dumoussaud, elle, ne s’embarrasse pas de préoccupations étrangères à la tragédie amoureuse. Rarement la partition n’aura paru aussi wagnérienne, quand bien même la filiation avec Wagner ne serait pas si évidente (le voyage de Massenet à Bayreuth en 1886 serait postérieur à sa composition). Dès le prélude secoué de coups de timbales dont la violence peut être due à l’acoustique de l’Auditorium, le ton est donné, implacable, au détriment de la progression dramatique et de cette transparence que l’on dit propre à la musique française. Mais transporté par ce lyrisme éperdu, l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine s’épanche en un flot chromatique incoercible qui rend le drame bouleversant et toute réserves superflues. Après le Werther de Benjamin Berheim, c’est cette lecture passionnée que l’on veut garder en mémoire.