Manuel Fernández Caballero
(1835-1906)
Los Sobrinos del Capitán Grant
Les Neveux du Capitaine Grant
« Zarzuela » en quatre actes et 17 tableaux sur un livret de Miguel Ramos Carrión,
d’après le roman Jules Verne Les Enfants du Capitaine Grant (1868),
créée le 25 août 1877 au « Teatro Príncipe Alfonso » de Madrid.
Mise en scène, Carlos Wagner
Décors, Rifail Ajdarpasic, Ariane Isabell Unfried
Costumes, Patrick Dutertre
Lumières, Marie Nicolas
Don Marcial Mochila (« Sacado ») : Victor Torres
Doctor Mirabel : Emiliano Suarez
Soledad : Blandine Folio-Peres
La concierge – le capitaine de L’Ecosse – le patagon –
le commandant – l’aubergiste – un pêcheur de corail –
l’interprète – le Capitaine Grant : José Luis Barreto
Escolástico : Nicolas Rigas
Kitty : Georgia Ellis-Filice
Sir Clyron : Jean Segani
Jaime : Igor Gnidii
Le général : Pascal Desaux
Chœur de l’Opéra national de Lorraine
Chef de Choeur, Merion Powell
Orchestre symphonique et lyrique de Nancy
Direction musicale, Tito Muñoz
Opéra national de Lorraine, Nancy, 5 février 2009
Viva la zarzuela !
L’initiative était vraiment intéressante de présenter au public une zarzuela, genre méconnu en France, même si l’on comprend les amateurs nostalgiques de saisons pas si anciennes avce sept (!) opérettes à l’affiche, observant qu’une telle « rareté » ne devrait pas être programmée dans une saison ne comportant… qu’une seule opérette.
En pleine grande époque de l’opérette classique, l’année 1877 s’ouvre le 3 janvier avec ce Prinz Methusalem dans lequel Johann Strauss cisèle la valse délicieuse « O Schöner Mai », le bien connu « Banditen-Galopp », ou encore la charmante polka française « Bitte schön ! ». Du côté de la France, le 24 février voit naître Le Grand Mogol, l’une des opérettes les plus connues d’Edmond Audran et le 19 avril, ce sont rien moins que Les Cloches de Corneville de Robert Planquette qui sonnent à toute volée leur joyeuse création. Voici en quelle compagnie naissait, le 25 août, l’opérette de Manuel Fernández Caballero, et cela explique la finesse, l’élégance d’un style imprégné de valse envoûtantes et de polkas entraînantes.
L’idée de monter une telle rareté, venue, paraît-il, conjointement à la Directrice artistique et au metteur en scène, était audacieuse à plus d’un titre. Il fallait en effet faire face à deux points délicats et tout d’abord les longs dialogues, plus nombreux en quantité, si l’on peut dire, que les passages musicaux ! Lors de la saison dernière, on avait critiqué le choix —pourtant bienheureux— de la Direction de donner le sympathique Wiener Blut (Sang viennois) de Johann Strauss en allemand. Il fallait donc suivre les dialogues également sur les surtitres, mais Wiener Blut comporte bien moins de « parlé » que Los Sobrinos del Capitán Grant ! L’Opéra de Nancy opta donc pour l’exécution en français des dialogues, et en espagnol pour les parties chantées. La différence de langue sautait évidemment plus à l’oreille que le passage de l’allemand à l’anglais par exemple, comme on l’entend dans les vidéos de Die Fledermaus (La Chauve-Souris) donnée ainsi à Covent Garden. La tentative nancéienne s’avérait d’autant plus valable qu’elle possédait une « liaison » importante et sympathique entre dialogues en français et chant en espagnol : l’origine de la plupart des chanteurs, s’exprimant en français avec un accent espagnol bienvenu ! (On a bien « doublé » en français, les personnages des films Don Camillo avec l’accent du Midi, n’ayant rien à voir avec l’Emilie où se déroule l’action, région d’Italie du Nord, qui se voit moquée dans le reste du pays, pour son accent du nord, précisément !)
Deux éléments concourent dans la réussite de l’adaptation des dialogues : le choix d’un ton « qui y croit », mais situé toujours dans un délicat équilibre sans jamais tomber dans le naïf ni dans le grotesque. On se souvient en effet de l’amusement de l’écrivain Albert Cohen, soulignant dans une belle page de son roman Belle du Seigneur, le manque de naturel « d’un chanteur d’opérette faisant du parlé ». Le second élément est l’adaptation nécessaire des jeux de mots espagnols et même des noms de personnages comme cet ancien militaire au nom ridicule signifiant à peu près havresac (sac de soldat), et que l’on a judicieusement traduit en « Sacado », qui en plus, « sonne » espagnol !
Un exemple d’adaptation, avec même un sympathique clin d‘œil local : lorsque les protagonistes arrivent, épuisés, à l’une de leurs nombreuses destinations, ils s’aperçoivent que l’un d’eux manque… Il les avait en fait précédés, et voilà qu’il les accueille chaleureusement, bien installé dans les lieux et leur offrant… des quiches lorraines (!). Les épuisés-affamés les dévorent avec appétit, mais ils s’arrêtent tout à coup, en repensant qu’ils se trouvent dans une région d’anthropophages, et se demandent alors avec angoisse s’il ne s’agit pas plutôt de « Lorrains en quiches » !!
Le second point délicat dans la présentation de cette zarzuela était la mise en scène dans le sens premier de « mettre », de porter sur la scène une action, et l’on pouvait croire que Carlos Wagner se mettait à l’abri en publiant dans la presse locale l’idée que cette œuvre n’était pas « mettable en scène » !
Il n’avait pas tort, car, pour utiliser l’expression familière, un tel sujet, tiré d’un roman de Jules Verne(1) pour en faire une opérette, « il fallait vraiment aller le chercher ! » Imaginons en effet comment rendre scéniquement des lieux aussi divers et difficiles dont le plus improbable est les fonds marins ! Compatissons avec librettiste et compositeur qui durent extraire du long et touffu roman la matière de leur livret… alors que Jules Verne lui-même, allait peu après adapter son roman en pièce de théâtre, quel débroussaillage pour eux, s’ils avaient pu le connaître ! L’opérette eut en effet besoin de dix-sept tableaux que Carlos Wagner réduisit en deux ou trois, adaptant en fait un décor unique, un peu gênant au début mais « fonctionnant » finalement. Des maisons s’élevant de travers, aux fenêtres et balcons praticables pourtant, autour d‘une place citadine, avec un rez-de-chaussée gauche constitué de machines à laver le linge, décor farfelu mais accepté… Une toile de fond variable, une baignoire-bateau qui passe à l’avant-scène et alors, le clou de la production, la représentation des fonds marins. Un éclairage bizarre et complètement adéquat, des scaphandriers à l’extravagant costume à mi-chemin entre réalisme et juste ce qu’il faut de ridicule, et surtout, la justesse des lents mouvements particuliers de qui se déplace sur le fond de la mer. Le public se montra à la fois hilare et impressionné, tant on se trouvait entre rêve-comédie, et illusion d’une scène véritablement filmée sous la mer !
Il faut dire que le compositeur s’amuse déjà le premier dans ce savoureux finale d’acte, en n’écrivant pas de chant —minimum de réalisme oblige !— mais une musique orchestrale, et qui plus est, une délicieuse valse viennoise au capiteux parfum curieusement hibérique !
Cette réussite scénique se mit en place autour d’une distribution non seulement solide au point de vue vocal, mais douée d’un talent d’acteurs, à commencer par le remarquable José Luis Barreto, cumulant bien huit rôles et de manière si efficace et naturelle, qu’on ne le reconnaissaît pas toujours. On aurait pu croire qu’il n’était qu’acteur et non chanteur —et l’on en revient à la difficulté de distribuer ce genre d’ouvrage lyrique… si peu chanté.
En revenant au chant, précisément, on put apprécier la voix fraîche et claire de Blandine Folio-Peres, se combinant bien notamment, avec le timbre plus délicat et fruité de Georgia Ellis-Filice, dans leur charmant duo où chacune décrit à l’autre la manière de parler d’amour, en Espagne ou en Ecosse, avec des mots anglais voulus pour le texte, et une valse tyrolienne dans la musique !
Le baryton Victor Torres, apprécié sur cette scène dans les verdiens doge Simon Boccanegra et Sir John Falstaff, campait un personnage principal (« Sacado ») parfait, dans sa bonhomie comme dans ses doutes ou petites prétentions si humaines.
L’excellent Emiliano Suarez donnait au Doctor Mirabel (nom trouvant un écho particulier à Nancy !) toutes les facettes d’un personnage éternellement mais naturellement distrait, en ce sens que sa distraction exagérée amusait mais touchait au lieu d’agacer, car elle faisait ressortir l’humanité et la gentillesse du personnage.
Nicolas Rigas était un valide jeune premier timide mais résolu, solide dans le chant, et tendre comme personnage, mais sans jamais tomber dans la niaiserie qui guette toujours, précisément, le « jeune premier » d’opérette. Le vétéran Jean Segani était un efficace notable écossais à l’accent pas facile à adopter.
Les chœurs faisaient merveille, comme toujours, même si l’on trouvait que Carlos Wagner avait exagéré dans la caricature d’un groupe de soldats, tellement déplorables, qu’ils ne méritaient pas le surnom ironique de —justement ! — « soldats d’opérette » ! En vérité, il fallait effectivement les montrer d’autant plus déplorables, qu’on les compare dans la pièce, à de véritables soldats, évidemment caricaturés d’une autre manière, sans parler de leur général-Pascal Desaux, « pas mal non plus dans le genre », selon l’expression consacrée.
Soutenant cette équipe excellente, un Orchestre symphonique et lyrique de Nancy régalait notre écoute, se montrant fort méritant, car s’il « s’y retrouvait » dans les mouvements à la Johann Strauss, devait se faire à d’autres sonorités, comme cette étonnante samba avant la lettre, endiablée au possible. A ce propos, les rares spectateurs ayant dans l’oreille le rythme stupéfiant insufflé par le chef des maigres extraits existant en enregistrement, pouvait se montrer un peu déçus de la retenue du chef Tito Muñoz… Ce dernier se montrait attentif à tout et à tous, soigneux et soucieux de ciseler cette exécution, mais peut-être un peu trop posé pour une musique facilement enflammée… et inflammable.
Une fort belle réussite donc, que Radio France enregistra avec raison, et qui va faire, espérons-le, le plaisir d’autres spectateurs français… mais il faudra alors se poser la question, selon le lieu de représentation : par quoi remplacer la Quiche lorraine ?…
Yonel Buldrini
(1) Un spécialiste de Jules Verne, Monsieur Lionel Dupuy, répondant aimablement à notre sollicitation, nous donne ainsi la dimension du roman : « La dialectique de l’espace et du temps, de l’homme et de la terre, si chère à Jules Verne, est fondamentalement au coeur de ce Voyage extraordinaire, où se posent une fois de plus des questions typiques de l’écologie humaine : quels rapports doivent régir les relations entre l’homme et la nature, l’homme et ses semblables (?), comment transmettre la connaissance (?), et surtout, où et comment chercher la vérité (dans la science, la pratique, ou les deux à la fois ?). » Extrait tiré de Les Enfants du capitaine Grant. Voyage autour du monde. Quand géographique rime avec pédagogique (plus d’informations)