Il faut savoir gré à Serge Dorny, directeur de l’Opéra de Lyon, d’avoir programmé Viva la Mamma !, petit bijou, rare, illustré chichement à l’enregistrement. Mozart opposait déjà les divas dans Der Schauspieldirektor, prétexte à démonstrations vocales pyrotechniques des rivales, soutenues par leur fiancé ou mari. L’idée n’est donc pas neuve de faire rire des travers des artistes lyriques. Sografi, puis Gilardoni, le librettiste, vont plus loin dans la mesure où ils stigmatisent les acteurs, mais aussi l’opera seria, que connaissait parfaitement Donizetti pour l’illustrer fréquemment. Tous les clichés, les poncifs, qu’il s’agisse des situations, du cadre de l’antiquité, de la gestique y passent. Ainsi, la partition vaut-elle déjà pour son livret. Donizetti nous laisse une musique somme toute assez conventionnelle, avec son invention mélodique, son sens dramatique bien connus. Les greffes, opportunes et réussies par le chef et le metteur en scène, participent à l’amplification de la farsa et son accession au dramma giocosa. Ainsi le second acte passe-t-il de 15 à 38 minutes, sans accuser la moindre faiblesse, ni affaiblir son rythme. Le sujet ? Quatre solistes ont été retenus pour la création d’un opera seria, « Romilda ed Ersilio ». Une prima donna, une seconde, un ténor et Pippetto (rôle travesti chanté par une femme). Mais les deux divas, rivales, vont s’affronter directement et par l’entremise du mari de la première et de la mère de la seconde. Les rebondissements, qui épuiseront la distribution et les remplaçants, aboutissent à la déroute et à la fuite de tous, endettés. Les protagonistes essentiels – un impresario, son librettiste, son compositeur et chef d’orchestre – sont omniprésents, supposés maîtriser des artistes ingérables. Mais c’est naturellement aux chanteurs que Donizetti confie les premiers rôles.
Pour secondaire qu’il soit dans l’œuvre de Donizetti, l’ouvrage atteint ici une dimension exceptionnelle à la faveur de la réunion d’une équipe idéale : du metteur en scène au plus petit rôle, on est emporté par cet esprit, facétieux, léger, bondissant où chacun prend plaisir à remplir au mieux sa mission. Trois « Laurent » signent cette réussite : Laurent Pelly, Lorenzo Viotti et Laurent Naouri.
Le livret impose évidemment le théâtre dans le théâtre. Chantal Thomas nous offre un surprenant décor, unique et double à la fois, dont la clé est donnée par le clin d’œil final. C’est sur un parking plus vrai que nature, aménagé dans un ancien théâtre dont la scène a été murée que s’ouvre le spectacle. La seconde partie a pour cadre cette salle, dans sa splendeur passée. On connaît l’affection que Laurent Pelly porte à Donizetti, dont il a illustré avec brio plusieurs des oeuvres les plus populaires. La mise en scène, inventive, jubilatoire, au service exclusif de l’ouvrage et de ses interprètes, est appelée à faire date tant elle est aboutie, d’une efficacité constante. Comme il l’avait fait pour Le Roi Carotte, Laurent Pelly fait montre d’un art consommé de tous les ressorts du comique. La direction d’acteur est réglée, millimétrée à l’égal des comédies musicales les plus abouties. Certes on est dans la farsa, mais la réalisation reste toujours de bon goût, limitant la trivialité au seul livret et à son catalogue d’insultes. L’œil est aussi à la fête, toujours sollicité par la beauté. Celle des décors, des costumes qui caractérisent chacun – sortant tout droit de l’iconographie de l’opera seria de la seconde partie – et des lumières judicieusement utilisées.
© Stofleth
D’une autorité impérieuse, truculent, subtil, Laurent Naouri est irrésistible, magistral, impressionnant. La partition lui offre le véritable premier emploi, d’où le titre, apocryphe, qui s’impose depuis la re-création de Sienne. On pourrait croire le rôle écrit pour lui tant il se confond avec son personnage. Le travesti est d’une vérité étonnante, physiquement, vocalement, dans son costume tout droit sorti des Vamps. Toutes ses ressources vocales, du baryton basse au falsetto, toutes les mimiques, tout l’art du comédien sont sollicités pour camper un personnage attachant en diable, mû par la promotion de sa progéniture, « mère-poule à voix de mâle » écrit le programme. La Cuisinière de L’Amour des trois oranges, si « hénaurme » que soit la pochade, est un rôle limité en comparaison de celui de Mamma Agata. La parodie de l’air du saule, sans doute un des plus touchants de l’Otello de Rossini, est un morceau d’anthologie, d’une bouffonnerie absolue. Si, manifestement, Laurent Naouri s’amuse, son chant lumineux, sonore, au timbre séduisant, toujours intelligible, trouve dans cet emploi l’occasion de s’épanouir dans toutes ses possibilités, dans tous les registres, avec ses changements désopilants. Son falsetto est étonnant de justesse, de puissance et de vérité. Quel immense chanteur et comédien !
L’authentique prima donna qu’est Patrizia Ciofi va se livrer à un jeu d’autodérision, avec un portait charge d’une vérité surprenante. La technique en est remarquable, le panache, le clinquant ostentatoire, tout est là. L’extrême difficulté du rôle réside non seulement dans la virtuosité requise, mais dans la capacité à en souligner les traits, avec élégance. Désinvolte, hautaine, d’un orgueil sans pareil, méprisante, elle est adulée de son mari de circonstance, Procolo, ici Charles Rice, ténor d’occasion, qui supplée la disparition du primo tenore. Chacune de ses interventions est juste, de son premier air « Che credete che mia moglie » jusqu’au récitatif « Vergine sventurata », la Vierge étant incarnée par Mamma Agata, irrésistible de drôlerie. L’émission est claire, solide, naturelle, le style comme la diction et le jeu sont irréprochables. Clara Meloni incarne avec fraîcheur et naïveté Luigia, la seconda donna. Belle voix, lumineuse, conduite avec art. C’est peut-être dans son air, ajouté, au second acte, avec le soutien d’un beau violoncelle solo et de la harpe, qu’elle se révèle la meilleure. Enea Scala est ce primo tenore allemand qui écorche l’italien sans vergogne. La voix est souple, agile, aux aigus clairs et le jeu est exemplaire. Enrique Martinez-Castignani, le baryton italo-espagnol, campe un librettiste de belle contenance : excellent comédien et chanteur aguerri à Donizetti. Pietro Di Bianco est non seulement une remarquable basse et un chef-répétiteur plus vrai que de nature, c’est aussi un excellent pianiste accompagnateur. Pour limité que soit le rôle, le Pippetto de Katherine Aitken, rôle travesti nous fait goûter d’un beau mezzo. Piotr Micinski fait bonne figure en impresario. La fluidité de la partition fait oublier les numéros traditionnels. Ainsi les nombreux ensembles compte-tenu de l’ambition de l’ouvrage sont toujours un régal. Que retenir ? L’octuor, le trio cocasse du 1er acte, ou le sextuor « Livorno, dieci aplile » ? A moins que ce soient les duos. Le chœur, exclusivement masculin, sans prendre part à l’intrigue, est fréquemment mobilisé, acteur et témoin. Sa vaillance, sa présence et son jeu en font un personnage souple, docile, efficace.
Lorenzo Viotti insuffle à l’ouvrage ce supplément d’âme, voulu conjointement par Laurent Pelly : des bulles de champagne, mais aussi une robe distinguée, racée et des moments d’émotion. Sa direction, d’une extrême précision, toujours attentive au chant, permet à l’orchestre de briller, avec le panache requis, mais aussi de chanter les émotions. Sa lecture ajoute à la comédie une dimension dramatique, par touches légères, qui confère à chaque personnage une consistance et une humanité réelles. Rares, voire rarissimes sont les spectacles musicaux aussi désopilants, aussi jubilatoires, aussi pétillants que ce cette Viva la Mamma. Le mélomane averti comme le plus humble s’y réjouiront tant la verve, le comique y sont cultivés par les meilleurs jardiniers. Une production appelée à la plus large diffusion, tant elle est exemplaire. Prochaines représentations : les 26, 28 et 30 juin à 20h, le 2 juillet à 16 heures, puis les 4, 6 et 8 juillet à 20 h. En outre, le 8 juillet, sur écran géant, l’ouvrage sera diffusé, gratuitement, dans de nombreuses villes de la grande région.