Il y a des dates incontestables – 22 mai 1874, date de la création du Requiem de Verdi, trois ans après Aida –, des noms incontournables – ceux des premiers solistes de cette création : Teresa Stolz, l’égérie, l’interprète d’Elisabeth de Valois et de Leonora dans La Forza del destino, l’inspiratrice du rôle d’Aida ; Maria Waldman qui compta à son répertoire Preciozilla et Amneris ; Giuseppe Capponi et Ormondo Maini, l’un Radamès, Don Carlo et Alvaro ; l’autre, Marcel dans Les Huguenots, Brogni dans La Juive, Procida dans Les Vêpres siciliennes. Le répertoire de ces quatre chanteurs donne une idée de leur format vocal, démesuré. Autre temps, forcément. Autres voix ?
Il y a des certitudes fondées sur la pratique, la lecture, l’écoute répétée, celle par exemple d’un Requiem de Verdi appris chez Giulini, messe des morts puissamment campée sur son quatuor vocal comme sur quatre piliers, dirigée de façon à ce que jamais le lyrisme n’entrave la spiritualité, partition gonflée de terreur sacrée mais d’une intensité proche de l’insoutenable et d’une rigueur majestueuse et implacable.
Toute certitude est-elle bonne à prendre ? Les pionniers du baroque nous ont appris à remettre en cause ce que l’on croyait fondamental. Mozartien reconnu, créateur d’un Cercle de l’Harmonie dont la vocation initiale était de servir la musique symphonique et lyrique de la fin du XVIIIe siècle, Jérémie Rhorer a hérité de ses aînés cette capacité à bousculer les acquis. Insolence ? Orgueil ? Jeunesse ? Un peu des trois. Délaissant son répertoire d’origine, le voilà, après Béatrice et Bénédict à Bruxelles en mars dernier, parti à l’assaut du Requiem de Verdi, appliquant à cet « opéra en robe d’ecclésiastique » des méthodes que l’on croyait jusqu’à présent réservées au siècle des lumières. Avec le Chœur de Radio France et l’Orchestre national de France, il dispose de moyens à la hauteur de ses ambitions. Choristes et instrumentistes peuvent se plier à tous les caprices en matière de volume et de nuances, du murmure au fracas, des ténèbres les plus profonds à l’éblouissement. Pourquoi s’en priver ? Pourquoi ne pas abuser des contrastes, ne pas abréger les silences, ne pas cravacher le Dies Irae – sans doute le numéro le plus convaincant de sa direction –, la netteté des attaques, la clarté des fugues, l’architecture de l’ensemble et la dimension spirituelle de l’ouvrage dussent-elles en souffrir.
Pourquoi ne pas renverser les idoles en employant des chanteurs qui ne sauraient prétendre aux mêmes emplois que le quatuor originel, sous-dimensionnés même si équilibrés : une soprano lyrique – Vannina Santoni – à laquelle Aida, Leonora ou Elisabetta ne seront jamais accessibles, prise dans la tourmente sonore, dispensant les dernières flammèches d’un chant sensible en mal d’ampleur dans un Libera me qui s’apparente à un calvaire ; une mezzo-soprano – Alisa Kolosova – avec du chemin à faire si elle veut épouser tous les contours, notamment graves, d’une écriture intraitable, capable cependant de tenir la longueur du Liber Scriptus mais incapable encore d’en charger les notes d’émotion ; un ténor magnifique – Jean-François Borras –, plus romantique qu’héroïque, apparemment mal à l’aise et rendu inexpressif à force de prudence – une basse – Ildebrando d’Arcangelo – venu d’un répertoire baroque qu’elle n’aurait jamais dû abandonner si l’on en juge à un Mors stupebit monochrome et écrasé par l’orchestre.
Pourquoi et pourquoi pas ? Le triomphe réservé à l’ensemble des interprètes à la fin du concert semble cautionner un parti-pris qui n’a pas su briser le marbre de nos certitudes.