Entamé en 2007 et présenté désormais chaque saison sous forme de cycle, le récent Ring du Wiener Staatsoper a derrière lui un très lourd héritage : la mise en scène originale de Wagner jouée dès 1877 ; les directions successives de Hans Richter, Gustav Mahler, Wilhelm Fürtwangler, Herbert von Karajan ; enfin la nuée des grandes voix, parmi lesquelles Lotte Lehmann, Hans Hotter, Birgit Nilsson, Placido Domingo, Waltraud Meier, Brigitte Fassbaender, Peter Schreier, Wolfgang Windgassen et Siegfried Jerusalem. Dans ces conditions, comment présenter un nouveau Ring qui ne vise ni trop petit (au risque d’être oublié) ni trop grand (au risque d’être prétentieux) ?
Ioan Holender, prédécesseur de Dominique Meyer, avait visé juste en confiant la régie à l’homme de théâtre allemand Sven-Eric Bechtolf et en engageant avec un bonheur presque égal une nouvelle génération de chanteurs wagnériens, la plupart reprenant leur rôle cette saison. Le travail du metteur en scène, aperçu en début de saison avec Cardillac (cf. notre compte-rendu) est sans doute de ceux qui ne font aujourd’hui plus beaucoup de vagues, même à Vienne ; il n’en garde pas moins toute sa force et toute son efficacité. Pas de révolution interprétative ni de grande intuition dramaturgique : le traitement du livret, sans être naturaliste, est limpide. Misant davantage sur la lumière que sur les décors, Sven-Eric Bechtolf nous offre des images magnifiques. La montée au Walhalla de L’Or du Rhin en ombres chinoises, l’hologramme d’un loup courant sur les murs de la maison de Hunding dans La Walkyrie, le dragon numérique que terrasse Siegfried, finalement le fascinant tourbillon lumineux du Crépuscule des Dieux. Pas de fil conducteur ou de ciment esthétique donc, seule l’opposition chromatique entre l’atmosphère laiteuse du prologue et la perpétuelle obscurité des trois journées nous rappelle la lente descente d’un monde de dieux à un monde d’hommes. Surtout, c’est la force d’une direction d’acteurs jamais pesante qui anime ce Ring : la distribution n’a pratiquement pas changé depuis ses débuts, si bien que le jeu paraît instinctif, les placements jamais hasardeux. Privilège d’une équipe homogène et connivente, si rare dans un théâtre de répertoire comme l’Opéra de Vienne.
D’aucuns diront que le plateau vocal a les défauts de cette qualité, que l’on a sacrifié les grandes voix sur l’autel de la (relative) modestie. L’affiche est incontestablement moins aguicheuse par exemple que celle de New York et son déferlement de stars. Les membres de la troupe – tous excellents – complètent une distribution de chanteurs invités qui touche, à peu de choses près, à l’idéal. Un idéal atteint par L’Or du Rhin. Le prologue pris isolément, restera certainement comme la plus belle soirée de cette saison viennoise. Une mention spéciale au Loge d’anthologie d’Adrian Eröd, doté d’un matériau vocal sans imperfections et d’une présence scénique lumineuse, qui vaut à lui seul le déplacement. Juha Uusitalo a pour principal ennemi le temps : son Wotan dans L’Or du Rhin aurait eu besoin d’un entracte pour nous séduire totalement ; celui des deux volets suivants s’épanouit dans une prestation captivante et nuancée. Sombre et belle Erda d’Anna Larsson, peut-être plus à l’aise dans Siegfried que dans le difficile monologue de L’Or du Rhin. Très beau couple incestueux : une Edith Haller quelque peu effacée mais très élégante de timbre, et un Christopher Ventris à l’impressionnante projection. Même tenue enfin pour les personnages « d’en bas », notamment le vivifiant Alberich de Tomasz Konieczny, qui s’éloigne des poncifs du nain cupide et lourdaud. La scène nocturne qui lui fait rencontrer et sermonner son fils Hagen (magistral Eric Halfvarson) dans Le Crépuscule des Dieux est l’un des sommets théâtraux de ces quatre soirées.
Stephen Gould, en Siegfried, ne nous a pas convaincu à la hauteur de sa renommée : peut-être attendions-nous un timbre moins clair et une caractérisation scénique plus héroïque que picaresque. Ces remarques posées, il faut lui reconnaître une vaillance et un engagement remarquables. Le véritable problème provient de la Brünnhilde d’Eva Johansson. Aux premières notes, l’on croit d’abord à un remplacement de dernière minute. Non, non : le programme de salle nous apprend même que la soprano danoise a assuré la création de cette production du Ring. Difficile à croire, tant la ligne est étriquée, le timbre acide et – nous le disons à contrecœur – la voix à maintes reprises dans le faux. Une seule Brünnhilde vous manque, et tout le Walhalla est dépeuplé.
Ne nous arrêtons pas à cette erreur (?) de distribution. Au bout de cette aventure d’une semaine, c’est de la sublime Michaela Schuster que l’on se souviendra, sans aucun doute la voix féminine la plus convaincante de ce cycle. Elle interprète une Fricka puis une Waltraute d’égale émotion : elle est bouleversante de mélancolie et de dignité. C’est dire l’Immense regret que nous inspire sa quasi absence des scènes extra-germaniques.
Côté fosse, c’est le « Generalmusikdirektor » Franz Welser-Möst qui devait assurer la reprise de l’intégralité de ce Ring. Successivement annoncé souffrant pour les trois premiers volets, il est remplacé par l’excellent Adam Fischer, qui élève l’Orchestre de l’Opéra de Vienne à des hauteurs symphoniques. Le retour de Welser-Möst pour Götterdämmerung fait exulter le public viennois ; nous, un peu moins. Avec sa direction terne et ensommeillée, c’est le burn-out plutôt que l’embrasement qui nous guette à l’heure du grand bûcher.