Déjà présenté à Marseille, Lausanne et Massy, Le Trouvère mis en scène par Charles Roubaud, en prenant ses quartiers de printemps à Bordeaux, n’a rien perdu de ses qualités et de ses défauts. Aussi, plutôt qu’encore déplorer une psychologie sommaire et une scénographie qui nous ramène 50 ans en arrière, on rappellera la beauté des décors de Jean-Noël Lavesvre. Figuratifs et démesurés, ils présentent l’avantage de résoudre les problèmes posés par un livret que l’on a souvent pointé du doigt pour ses invraisemblances. Un cadre immense, un porte géante, une grille et on passe quasi sans transition d’une scène à l’autre. Le choix de transposer l’action à l’époque de la création de l’œuvre, dans une ambiance crépusculaire, s’il a déjà été fait plusieurs fois, sert cette approche esthétisante. Il flotte comme un air de Senso dans le costume militaire autrichien qui habille les hommes du Comte et, libre de toute interrogation scénique, l’esprit peut à loisir se concentrer sur la musique et les voix. Après tout, Le Trouvère n’est-il pas, en même temps que le chant du cygne du Bel Canto, son plus bel exemple ? On sait d’ailleurs la difficulté qu’il faut pour réunir une affiche capable de rendre justice à l’écriture d’une partition qui, les yeux tournés vers le passé, regarde l’avenir. Avec, pour cette deuxième distribution1, trois prises de rôles sur les cinq principaux que compte l’opéra, le pari pouvait être risqué. Au bout du compte, exception faite de Wenwei Zhang qui propose une interprétation encore timide de Ferrando, ce sont précisément les nouveaux venus qui allument le feu.
A commencer par Leah Crocetto qui en Leonora ne recule devant aucun des extrêmes de sa tessiture. Sonore dans le grave, précise dans l’aigu, la voix, opulente, n’en est pas moins solide dans le medium, le phrasé délicat et le souffle suffisamment long pour porter, avec toutes les nuances qu’il convient, le discours verdien. La virtuosité n’est pas en reste ; la vocalisation hardie s’autorise même quelques variations dans le suraigu. De la sensibilité, de l’élégance et de la fierté. A cette jeunesse épanouie, il ne faudrait qu’un supplément d’ardeur pour que notre bonheur soit complet.
Plus connu que la soprano (qui fait ici ses premiers pas en Europe), Lionel Lhote confirme tout le bien qu’on a déjà pu dire de lui. Voilà un Luna comme on en voudrait toujours : insolent, hargneux, forcément détestable mais de ceux que l’on aime détester et dont on guette l’apparition car leur seule présence suffit à faire grimper la température du plateau. Il n’y a pour autant rien d’histrionique ou de trop appuyé dans ce chant respectueux d’abord de la lettre. Juste des moyens parfaitement maîtrisés et un engagement spectaculaire. Un mordant, une ligne et une projection remarquables, des aigus à faire pâlir de jalousie un ténor et en plus, le goût du risque. Que demander d’autre ? On ne voit pas.
Avec l’Azucena de Véronica Simeoni et le Manrico de Gaston Rivero, l’enthousiasme descend d’un cran. Sans déséquilibrer le plateau, la mezzo-soprano et le ténor font moins d’étincelles que leurs partenaires. La première, bien que très applaudie au moment des saluts, nous a semblé manquer d’ampleur vocale dans un rôle où le tempérament fait la différence. Le second possède plus de vaillance que de style. C’est au quatrième acte, une fois passée l’épreuve du « Di quella pira » (avec ses deux contre-ut bel et bien présents mais noyés dans la masse sonore), qu’il se présente sous son meilleur jour : toujours en mal de couleurs mais comme libéré, avec dans le chant une énergie contagieuse.
Un Chœur de l’Opéra National de Bordeaux en grande forme, un Orchestre National Bordeaux Aquitaine au beau fixe et la direction tempérée de Nicolas Joël-Hornak donnent envie de réentendre ce Trouvère. Rendez-vous en version de concert au Théâtre des Champs-Elysées le 3 mai prochain avec, exception faite de Wenwei Zhang, les chanteurs de la première distribution2.
1 Il Trovatore est représenté à Bordeaux du 15 au 29 avril avec deux distributions en alternance
2 Alexey Markov (le Comte de Luna), Elza van den Heever (Leonora), Elena Manistina (Azucena), Giuseppe Gipali (Manrico)