La direction du Festival de Musique ancienne d’Innsbruck vient de changer. Alessandro de Marchi, directeur artistique, qui succède à René Jacobs, est entouré de deux coéquipiers : Christoph von Bernuth, directeur lyrique, et Christa Redik, directrice commerciale, responsable de la recherche des financements. La nouvelle équipe, qui a pris ses fonctions le premier octobre 2009, a dû programmer le festival en un temps record. Elle a choisi pour thème « Ein Stück von Glück (Une portion de bonheur) ». Le bonheur n’étant pas fragmentable, le choix de cette expression peut se discuter mais qu’importe, le 8 août, jour d’ouverture du festival1, L’Olimpiade, nous a offert un moment de pur bonheur.
Ce chef d’œuvre de Pergolese fut hué lors de la première à Rome car le jeune compositeur, en digne représentant de l’Ecole de Naples, avait remplacé les airs de bravoure destinés aux castrats2 par des arie mettant en valeur les sentiments, les passions et les conflits intérieurs des personnages du meilleur livret de Métastase, mis en musique par plus de cinquante compositeurs, en particulier en 1734 par Vivaldi dont nous entendrons l’Ottone in villa le 29 août prochain.
Le ressort principal de cet opera seria non dénué d’humour repose sur le conflit entre amour et amitié (en référence au mythe classique : Oreste et Pylade, Achille et Patrocle etc.)3. Pergolese a respecté le rythme haletant de cette action aux rebondissements incessants. Les longs récitatifs accompagnés par le clavecin, deux violoncelles, une basse continue, une harpe et deux théorbes passent comme l’éclair. Les arie annoncent déjà la musique préromantique par leur adéquation aux passions exprimées. Les modulations hardies abondent, le style varie sans cesse. Bref, un opéra éblouissant de la première à la dernière note auprès duquel La Serva padrona fait figure de bluette.
Cet éblouissement, nous le devons aussi au magnifique travail d’équipe d’Alfred Peter, d’Alexander Schulin, des sept interprètes et du chef Alessandro de Marchi qui adhère entièrement à l’esprit de l’œuvre et sait le communiquer aux exécutants.
Le beau décor d’Alfred Peter, aux éclairages subtils et efficaces, représente la salle de réception d’un palais classique vue en perspective. Les nombreuses ouvertures facilitent les entrées et les sorties. D’étroits passages à la cour et au jardin, invisibles depuis la salle, permettent l’intrusion de châssis peints insolites, souvent humoristiques : ainsi, durant la scène de bergerie, quatre têtes gigantesques de moutons portant un numéro d’identification agrafé aux oreilles apparaissent successivement en perspective, en commençant par le fond. Des nuages peints descendent peu à peu des cintres, assombrissant l’atmosphère. Quand l’action, jusque là relativement sereine, parvient à son point de rupture (duo final de l’acte 1 « Ne giorni tuoi felici ricordati di me » où Megacle renonce à épouser Aristea au profit de son ami Licida), l’ensemble du décor se met à tourner de façon presque imperceptible, suggérant l’état intérieur des personnages dont tous les repères viennent de disparaître. Il ne retrouvera sa place première qu’au moment du happy end après avoir connu des moments de folie.
Le livret, qui ne souffrirait pas d’une représentation purement théâtrale, est d’une telle richesse qu’il ne nécessite aucune relecture. Alexander Schulin a eu la sagesse et l’intelligence de tout mettre en œuvre pour le valoriser. Sa mise en scène, très inventive et mouvementée, permet au public de suivre aisément l’action, pourtant fort complexe. Le réalisme psychologique de la direction d’acteurs met en valeur la complexité des personnages, l’intensité de leur passion, de leur souffrance et de leurs conflits intérieurs. Il montre clairement que l’épreuve décisive que subissent les quatre jeunes gens livrés à la tourmente, et dont ils sortent victorieux, symbolise le passage de l’adolescence à l’âge adulte. Il porte le plus grand soin à l’interprétation des récitatifs, qui tiennent une place particulièrement importante dans cette œuvre et qu’Alessandro de Marchi enchaîne directement aux airs, créant ainsi l’illusion d’une musique continue. La collaboration chef/metteur en scène apparaît particulièrement étroite dans le choix des tempi, qui confèrent au spectacle son rythme haletant.
Les chanteurs font preuve d’un grand professionnalisme, tant scénique que vocal. Jennifer Rivera interprète avec brio un Licida totalement immature, incapable de résister à ses pulsions et inconscient du drame qu’il déclenche en demandant à son ami Megacle de participer aux jeux olympiques sous sa propre identité. La voix jeune, vibrante, le timbre chaleureux aux couleurs claires, l’excellente technique mise au service du jeu d’acteur en font un personnage écervelé mais attachant. Petit défaut à corriger : les bras qui virevoltent sans contrôle. A l’inverse, le Megacle d’Olga Pasichnyk (que nous plaçons en tête du palmarès) frappe dès l’abord par son esprit de décision, sa maturité et sa force intérieure. La cantatrice nous fait immédiatement oublier qu’elle est femme. Elle assume avec brio toutes les difficultés d’un rôle dramatique dont les airs vocalisants sont souvent très tendus. Le timbre est corsé mais lumineux.
Raffaella Milanesi incarne Aristea, sa partenaire, autre personnage clef de l’histoire. Elle sait conférer une grande autorité à son personnage qui ne s’avoue jamais vaincu. Son timbre doré de soprano lyrique se marie à merveille avec celui d’Olga Pasichnyk. La mezzo Ann-Beth Solvang, au timbre cuivré et à la voix plus ample, est une Argene impressionnante, aux nombreuses facettes. D’apparence résignée au début, elle ne tarde pas à laisser éclater sa jalousie, puis son désir de vengeance quand elle constate que Licida lui préfère Aristea.
Les trois autres personnages sont eux aussi parfaitement caractérisés. Par contraste avec les voix féminines, celles des deux ténors (mozartiens) de la distribution, Markus Brutscher et Jeffrey Francis, paraissent graves et l’on s’étonne de leurs aigus percutants. Le premier interprète avec humour et finesse le rôle d’Aminta, précepteur de Licida, qui est complètement débordé par la situation. Le second incarne un Clistene hableur, voire grotesque, qui se transforme tout au long de l’œuvre et, mis en face de ses responsabilités, reconnaît ses erreurs et fait acte d’humilité. Enfin le contre-ténor Martin Oro est un Alcandro (le confident du roi) raffiné, amusant, tout en douceur. Ses aigus et son medium ont cet aspect flûté des voix masculines aigues qui n’utilisent pas les résonnances de poitrine.
Quant à Alessandro De Marchi, sa filiation avec René Jacobs saute aux yeux. Même enthousiasme pour la partition, même rapport quasi « mediumnique » avec les interprètes, même capacité à galvaniser son orchestre Academia Montis Regalis, et avec lui l’ensemble du public, beaux phrasés, accents expressifs, mise en valeur des sonorités propre à l’orchestre baroque, ornementation coulant de source. Tout cela permet d’augurer un bel avenir au Festival de Musique ancienne. Celui de l’année prochaine est prometteur : au programme, le seul opera seria de Telemann conservé de nos jours, Flavius Bertaridus, König der Lombarden,coproduit avec le Staatstheater de Hambourg, Romolo ed Ersilia de Hasse, créé le 6 août 1765 à Innsbruck, et La Calisto de Francesco Cavalli, interprété par l’Opernstudio.
1 Il est de tradition que le Président de la République d’Autriche inaugure chaque année le festival. Heinz Fischer assistait donc à la première.
2 A Rome, les rôles féminins étaient interprétés par des hommes, les cantatrices étant bannies de la scène.
3 Megacle, qui doit participer aux Jeux Olympiques, a accepté de s’inscrire sous le nom de son ami Licida. Il gagne effectivement les Jeux, causant ainsi un véritable désastre. En effet, il découvre trop tard que celle qu’il aime et dont il est aimé est promise au vainqueur. En proie à un terrible conflit intérieur, il finit par choisir de tenir parole, par fidélité à l’ami, tout en sachant qu’il n’y survivra pas. L’amante abandonnée de Licida, Argene, ne rêve que vengeance et parle de dénoncer les imposteurs. Quant à Aristea, elle s’évanouit d’horreur en découvrant qu’elle doit épouser Licida. Sa révolte se change en désespoir quand elle apprend que Megacle s’est jeté à l’eau. Or celui-ci a été secouru et réapparaît, sans pour autant se rétracter de sa promesse. Le suicide est devenu une idée fixe. Le roi finit par apprendre la vérité et condamne Licida à mort. Au moment de l’exécution, que tous cherchent à empêcher, Clistene apprend que Licida n’est autre que son fils Filinto, jumeau d’Aristea. Il finit par le gracier et consent à un double mariage.