Parmi toutes les tâches qui incombent aux maisons d’opéra figure la formation des jeunes chanteurs qui, lorsqu’ils sortent du conservatoire, aussi bien formés soient-ils, sont rarement aptes à monter sur une grande scène lyrique pour y défendre un rôle. La plupart des grands théâtres lyriques européens ont dès lors des structures parallèles qui font travailler ces jeunes professionnels avec de véritables metteurs en scène, dans le cadre de productions dédiées. C’est à un spectacle de ce genre que nous avons affaire ici, co-produit par le Théâtre Royal de La Monnaie, l’Académie Européenne du Festival d’Aix-en-Provence, l’Aldeburgh Music et la Chapelle Musicale Reine Elisabeth.
La version réduite pour deux piano par Benjamin Britten a été réalisée en 1958 pour répondre aux exigences pratiques d’une petite scène, celle du festival d’Aldeburgh; retrouvée incomplète et difficilement lisible — en particulier en ce qui concerne les parties de chant — elle a fait l’objet d’une nouvelle adaptation par Emily Hindrichs, présentée pour la première fois en automne 2012 à Aldeburgh, et ensuite à Aix-en-Provence. Rien n’est perdu de la truculence et de l’humour corrosif de Poulenc, d’ailleurs largement alimentés par la verve initiale d’Apollinaire, dans cette farce énorme où le travestissement et le changement de genre sont la source des quiproquos les plus cocasses et les plus joyeux.
Face à une troupe de chanteurs largement inexpérimentés, le metteur en scène Ted Huffman n’a pas cherché la facilité : interprétant avec beaucoup de liberté les indications de mise en scène proposées par Poulenc, il situe l’action dans le décor unique d’un café avec son comptoir et demande à ses jeunes recrues un investissement scénique de tous les instants, les faisant bouger, danser et sauter dans tous les sens, occupant l’espace dans un joyeux désordre organisé où le burlesque le plus déjanté le dispute aux références cinématographiques du cinéma américain de l’immédiat après guerre, pour la plus grande joie des spectateurs. Inspiré, maîtrisé, virtuose, le spectacle est franchement réussi, en tous cas dans sa dimension visuelle. Sur le plan vocal, la distribution, faite d’une multitude de petits rôles, n’est guère homogène. Si le jeune baryton Timothy McDevitt fait preuve de beaucoup de qualités et d’un joli timbre de voix dans le rôle du mari, avec notamment un très beau legato, et domine assez largement la distribution, la Thérèse de Aoife Miskelly est globalement décevante : voix acide, sans rondeur avec une diction manquant souvent de clarté, qu’elle compense cependant par beaucoup d’ardeur et un engagement total. Le duo de soiffards Presto et Lacouf (Romain Pascal et Ronan Dubois) est irrésistible de drôlerie. Du charme, mais beaucoup de verdeur aussi pour Benjamin Alunni dans le rôle du fils, de la truculence pour Guillaume Paire dans celui du gendarme. Le reste de la troupe complète cette joyeuse distribution avec plus ou moins de bonheur, mais toujours avec un bel entrain et un esprit de groupe remarquable. On s’étonne un peu, cependant, de tant de faiblesse vocale chez des jeunes professionnels tous diplômés des meilleurs conservatoires européens; Dieu que le métier de chanteur est difficile !
La prestation la plus éblouissante se joue dans la fosse (ou ce qui en tient lieu, le spectacle étant présenté dans une petite salle plus faite pour accueillir des répétitions), où les deux pianistes — Roger Vignoles dirigeant du clavier et Philippe Riga — s’escriment avec virtuosité dans un face à face brillant, et rendent de la partition adaptée par Britten une interprétation magistrale. Avec un grand luxe de couleurs, de nuances et des tempi audacieux, adoptant sans réserve la carte de la grande farce burlesque, ils communiquent aux chanteurs l’enthousiasme qui est le leur et assurent la cohérence musical du tout avec une belle ardeur.