L’histoire de la difficile venue au jour de Un ballo in maschera est connue. Verdi devait écrire un opéra pour le San Carlo de Naples. Entre hésitations du musicien et refus du théâtre, le sujet finalement choisi est le drame d’Eugène Scribe Gustave III qui met en scène l’assassinat du roi de Suède en 1792. Pendant que Verdi compose, la censure intervient sans cesse avec des exigences telles qu’au bout de quatre mois le musicien rompt son contrat, s’exposant à des poursuites ruineuses. Après tractations un compromis sera trouvé qui laisse Verdi libre de disposer de son œuvre. Il va la proposer au théâtre Apollo de Rome, qui l’accepte, sous réserve de l’accord de la censure papale. Celle-ci, moins sourcilleuse que celle de Naples, demande seulement que le drame soit transposé hors d’Europe, dans une colonie anglaise, à Boston, et la modification d’une soixantaine de vers.
C’est donc dans le livret de Gustavo III avant l’intervention de la censure romaine que le festival Verdi propose ce Ballo in maschera. En somme, il s’agit d’essayer de représenter ce que Verdi aurait pu vouloir mettre en scène. La musique est celle du Ballo car il n’y a pas de partition de Gustavo III et sa reconstruction, élaborée par Philip Gossett et Ilaria Narici à partir d’ébauches, relève d’un jeu de musicologues. Mais à relire ce livret, selon Giuseppe Martini, on peut jouer à repérer les failles des censeurs : obnubilés par la traque des connotations religieuses, ils auraient laissé passer des allusions sexuelles.
On ne pourra en dire autant des auteurs de cette production, tant la sexualité est manifeste. Graham Vick devait en être le maître d’œuvre. Il semble qu’à son décès il avait consigné un peu de ses idées et c’est à partir de ces maigres notes que Jacopo Spirei a élaboré la mise en scène. Elle montre un Gustavo III qui n’est pas l’habituel monarque éclairé victime de conservateurs hostiles au progrès mais un jouisseur incapable de contrôler ses désirs, dont les décisions relèvent du caprice de l’instant et capable d’une cruauté qui en fait un Néron du Nord. Le spectacle commence avant la musique : à jardin, sur une estrade à plusieurs degrés, trône un tombeau en forme de sarcophage flanqué d’une haute statue ailée, plus énigmatique qu’angélique. Peu à peu la scène va s’emplir d’une foule endeuillée venue s’incliner devant le monument. Mais ce recueillement va prendre fin, mystérieusement, quand des participants vont s’agiter, comme pris de convulsions, dans une sorte de folie collective. Ce n’est que la première occurrence de ces mouvements chorégraphiés par Virginia Spallarossa dans une symbiose avec ceux de la musique qui ne se démentira pas jusqu’à la fin du spectacle.
Debout, Gustavo III (Piero Pretti) et oscar (Giulia Gianfaldoni) © dr
Si ce que l’on voit est la cérémonie des funérailles de Gustavo III, pourquoi le chœur chante-t-il le sommeil réparateur du roi et les conspirateurs énoncent-ils leur désir de vengeance ? Une fois de plus la réalisation complique la réception sans qu’on perçoive le bénéfice pour l’œuvre. Car il faut bien montrer le roi dont le page annonce l’arrivée. Bien sûr, la transition est habile, mais on a l’impression d’assister encore et encore à une démonstration de virtuosité gratuite. Restent des images saisissantes, la découverte de la scène ouverte au travers du voile noir qui tient lieu de rideau, l’omniprésence de ce mausolée que le plateau tournant fait évoluer sur la scène, la paroi en demi-cercle qui ferme l’espace, à mi-hauteur de laquelle une galerie à deux étages accueille les chœurs, et bien entendu l’antre d’Ulrica.
Pour ce dernier, le lecteur qui a vu le film de Fassbinder d’après Querelle de Brest, de Jean Genêt, aura une idée assez précise du spectacle. Ulrica semble être la Madame de ce lieu de débauche, où règnent la violence et le sexe tarifé à dominante homosexuelle, et où Oscar, le page ambigu du roi, apparaît en femme. Les hôtes de ce lieu, permanents professionnels ou clients, ont les tenues de leur emploi, et on admire l’invention de Richard Hudson, qui a aussi conçu le décor, pour ces costumes révélateurs, ainsi que pour ceux du bal du troisième acte. Pas de transposition intempestive ; si les valets de pied du roi portent la livrée Ancien Régime en usage à la cour de Suède, les vêtements sont ceux de l’époque de la création. Les lumières de Giuseppe Di Ioro évoluent habilement pour s’adapter aux situations et aux lieux différents.
Assise, Ulrica (Anna Maria Chiuri) © dr
Des perplexités donc quant à la conception du spectacle, mais aucune quant à sa réalisation, qui est une réussite complète, tant visuelle que vocale et musicale. D’entrée on est ravi, au double sens du terme, par la première intervention des artistes des chœurs, et ce délice se renouvellera sans faille jusqu’au rideau final. D’entrée on est saisi par le duo des conspirateurs, le chant à mi-voix et le jeu de Fabrizio Beggi et Carlo Cigni, qui resteront impeccables. D’entrée on est captivé par l’Oscar de Giuliana Gonfaldoni, dont la désinvolture et l’aplomb vocal, jouant sur toute l’extension désirable, se confirmeront d’acte en acte, tandis que l’actrice entrera à fond dans le jeu de l’ambigüité qui lui a été demandé. D’entrée aussi on voit s’esquisser le portrait de ce roi au lever si peu royal, dont le débraillé vestimentaire et la suite de travestis, transgenres et gouapes qui l’accompagnent dévoilent le débraillement moral. Piero Pretti, dont la voix sonne ferme et bien sonore, même s’il saura la moduler pour le nuancer à propos, suggère aussitôt par son phrasé la différence entre le Gustavo des propos convenus sur les devoirs du souverain et celui du désir érotique. Il se tiendra sans faille à cette hauteur d’interprétation, dans les épanchements contradictoires comme dans la scène de la mort, dépouillée de toute surenchère pathétique. C’est au baryton mongol Amartuvshin Enkhbat que revient le rôle d’ Anckastrom, fidèle défenseur du roi jusqu’à ce qu’il découvre en lui son rival dans l’amour d’Amelia. La solidité, l’ampleur, la longueur et la ductilité de la voix sont bien telles que sa réputation l’affirme, et les nuances expressives qui y passent suppléent amplement au monolithisme du jeu de scène. Belle composition dramatique, en revanche, que celle d’ Anna Maria Chiuri, Ulrica aussi impressionnante scéniquement que vocalement. Elle donne tout son relief à cette femme revenue de tout parce qu’elle croit au destin, et dont la carapace pittoresque assure la survie. Autre découverte pour nous, Maria Teresa Leva enfin, dans l’ordre d’apparition dans l’œuvre, est une Amelia à la voix charnue, assez longue pour le rôle, attentive à toutes les nuances de cette sensibilité bouleversée, et dont l’implication théâtrale donne au personnage toute sa crédibilité, tant par l’émotion vocale que par l’expressivité de son visage. Même les utilités, le ministre de la Justice (Cristiano Olivieri) et le serviteur du comte Anckastrom ( Federico Veltri) sont irréprochables.
Au bonheur de ce plateau, antérieur à lui et l’accompagnant jusqu’au bout, celui d’une exécution musicale de très grande qualité. Qu’il s’agisse des musiciens de l’Orchestre Philharmonique Toscanini ou de ceux de l’ensemble Rapsody, ils semblent avoir eu à cœur de faire de la musique et pas seulement de remplir un engagement. Aucune routine, mais une vigilance constante, qui donne une qualité sonore permanente et une vie bariolée mais toujours transparente. Roberto Abbado dirigeait, semble-t-il, son premier Ballo. Son expérience de musicien chevronné fait de ce début une réussite éclatante ; en l’écoutant on se prend à se demander pourquoi on n’avait jamais remarqué à ce point tous les échos des œuvres passées et les anticipations de l’avenir, en particulier de Falstaff. Ce mérite lui est largement reconnu aux saluts, qui sont un triomphe général, avec un avantage à Armatuvshin Enkbat, décidément chéri du public, et un chaleureux hommage aux interprètes des pantomimes pour leur engagement et leurs performances.