Après Nuremberg en 2014, c’est au tour de Toulouse de présenter cette coproduction de Turandot, dont le metteur en scène est le très discuté Calixto Bieito, qui fait ainsi ses débuts en France. Depuis sa Carmen de 1999 et son Ballo in maschera de 2000, il s’est acquis une réputation d’iconoclaste. Ce n’est pas ce spectacle qui la remettra en cause : Ping, Pang et Pong sont des militaires sadiques à qui il arrive de jouer (?) les drag-queens, l’empereur est un vieillard impotent qui se traîne en couche-culotte et se badigeonne d’on ne sait trop quoi de pas ragoûtant, et Turandot, qui lui assène des coups de fouet quand il refuse de se parjurer, démembre ce qui reste des nourrissons que le trio maléfique a déjà violentés pour contraindre Liù à révéler le nom de l’inconnu qui a déchiffré les énigmes. Hélas (?) nous avons été privé des giclées de sang prévues : des musiciens se seraient plaints d’en être éclaboussés et on y a donc renoncé. Mais les plaies de Timur suintent et les preuves d’un viol sont bien visibles sur le bas-ventre de la prisonnière servant de porte-manteau. D’aucuns voient là un style. Ne s’agit-il pas plutôt, pour Calixto Bieito, d’exploiter à fond le filon qui lui a valu d’être remarqué ? Il avance pourtant sa fidélité au compositeur, et il entend la prouver à Toulouse en refusant de mettre en scène le final d’Alfano. Aussi, après la mort de Liù, le noir se fait, le rideau tombe. Ce qui va suivre, donc, après le précipité, n’est ni de Puccini ni de Calixto Bieito. Comment ne pas regretter, alors, que ce souci de fidélité ne l’ait pas amené à s’informer sur les intentions de Puccini ? Car s’il l’a fait cela ne se voit pas, et les déclarations lapidaires qu’on peut lire dans le programme de salle n’en révèlent rien. Reste alors la perception d’une entreprise à la cohérence scénique assez forte mais pas totale et qui peine en maints endroits à convaincre de son adéquation à la musique. Le trio des « masques » est peut-être le plus maltraité dans cette optique qui en fait des sbires malfaisants, odieux, ridicules et assassins quand la musique les traite avec beaucoup plus de souplesse et de nuances, dans l’esprit des saltimbanques de Richard Strauss. Par ailleurs, la transposition au XXe siècle rapproche-t-elle l’œuvre du spectateur ? En l’historicisant, elle lui enlève son caractère fondamental de fable, et renonce au flou artistique qu’autorise une temporalité imprécise. Du coup les choix arbitraires du metteur en scène, tels le vélo conduit par Calaf et brûlé par le mandarin, la fiasque usée pour arroser la tête de Liù, ou encore le lot de cartons que Calaf ramène de la coulisse, paraissent d’une grande trivialité. Ne serait-ce pas la conséquence du travers toujours plus fréquent qui consiste à annexer une œuvre à des réalités socio-politiques postérieures, au mépris de la chronologie ? La société totalitaire n’a pas attendu les années 1920 pour exister en Chine ! De cette transposition découlent les uniformes unisexes, qui font penser plus à la République populaire de Mao qu’à la Chine de Sun Yat-sen. Leur nombre impressionnant (70 choristes, sans compter les 24 enfants de la maîtrise) et leur immobilité fréquente les font témoins, de façon peu plausible, des échanges intimes des protagonistes. Même perplexité quand les tortionnaires en action sur Liù et Calaf doivent s’interrompre et attendre patiemment la fin de l’effusion lyrique pour reprendre leur besogne. Les clichés du pittoresque chinois sont absents ; mais d’autres clichés les ont remplacés, sans gain évident pour l’œuvre ou le spectateur. Ingo Krügler revêt le mandarin du complet veston de décideur-gestionnaire et Turandot, qui a d’abord le look de Gena Rowlands, d’une blouse framboise sous un tailleur noir. Mention spéciale pour les éclairages d’Olaf Lundt, qui cernent les héros ou annoncent des moments forts, en grille de néons descendue des cintres, latéraux ou frontaux depuis l’arrière des cartons entassés sur trois hauteurs dans l’entrepôt qui constitue le décor unique conçu par Rebecca Ringst.
Elisabete Matos (Turandot) © Patrice Nin
Le pari que constitue une production de Turandot serait donc pour nous à demi-perdu pour le Capitole si la splendeur de l’exécution musicale et vocale ne rétablissait la perspective. Il est des metteurs en scène dont on parle, mais dans un spectacle d’opéra, l’essentiel est dû au compositeur et aux artistes qui le servent au plus près, musiciens et chanteurs. A cet égard la proposition du Capitole est d’une rare somptuosité si bien que la lecture « révélatrice » s’en trouve ramenée à pas grand-chose. Les choristes, déjà cités, allient cohésion, précision et puissance, celle-ci au risque de saturer dans l’espace somme toute restreint du théâtre. Peut-être certaines nuances se perdent-elles, peut-être la composition d’un seul groupe compact au sein duquel les diverses voix s’enchainent ou se fondent a-t-elle pour conséquence de diluer l’identité des divers groupes que l’uniforme, déjà, rend anonymes, mais la qualité d’exécution impose son évidence. Dans la fosse, l’énergique Stefan Solyom inquiète, tant la puissance sonore qu’il déchaîne semble atteindre très vite une intensité qui rendra impossible tout crescendo ultérieur. Et pourtant il y parvient, jusqu’à des paroxysmes inouïs où retentissent des échos de Boris Godounov et d’Aïda, probables défis que le compositeur s’était donnés, sans pour autant négliger les échos de Berg, dans une lecture qui tient compte des aspirations à la modernité de Puccini sans rien sacrifier de son lyrisme essentiel. Les pupitres des cuivres, des cordes et des percussions sont à la fête, dans une générosité sonore coruscante et diaprée qui souligne souvent la pauvreté de l’imagerie proposée. Bien sûr, on s’inquiète déjà pour les voix, confrontées à un tel déferlement. Bien à tort, car la distribution réunie dans les rôles les plus exposés joint l’endurance à la puissance. Les autres, le mandarin de Dong-Hwan Lee, ou l’Altoum luxueux de Luca Lombardo, s’imposent comme naturellement, pour le premier, et artistiquement pour le second, dont la voix n’a pas la débilité que sa composition dramatique de vieillard perclus et ramolli pourrait induire. Paul Kaufmann, Pong, et Gregory Bonfatti, Pang, suggèrent très bien l’ambigüité prêtée par la mise en scène à leurs personnages dans le trio du deuxième acte, tandis que Gezim Myshketa impose l’autorité brutale de Ping, par sa voix et son jeu. Dans le rôle de Timur In Sung Sim frappe par les résonances d’une voix profonde et souple, d’un impact immédiat. Sa servante, la sublime Liù, est incarnée avec une justesse et une grâce autant vocales que scéniques par Eri Nakamura. A aucun moment l’émission ne semble contrainte et l’expressivité est exempte de la moindre mièvrerie. Elle donne ainsi l’impression d’une sincérité totale, ce qui la rend d’autant plus touchante et contribue sans doute au triomphe qu’elle recueille aux saluts. Son Calaf, celui qu’elle aime en vain, comment le qualifier ? Quand il s’agit d’Alfred Kim, c’est « phénoménal » qui vient à l’esprit. Non qu’il soit à nos yeux un monstre à exhiber dans les foires, mais parce que sa générosité vocale, confrontée à l’énergie de l’orchestre, s’annonce totale dès son entrée et le restera sans la moindre éclipse jusqu’au final. Comment cette force de la nature qui utilise sa voix avec tant d’art aurait-il pu ne pas triompher de l’épreuve ? Dans la joute avec la fosse, il résiste victorieusement et subjugue. On peut préférer un Calaf plus nuancé, mais comment rechigner devant ce concentré d’héroïsme, par ailleurs très attentif à son incarnation scénique ? Cette générosité, c’est aussi celle de sa Turandot, ici non seulement névrosée mais psychopathe. Elisabete Matos éblouit elle aussi par une performance vocale à la hauteur des exigences folles du rôle. Les aigus sont aussi fermes et assurés que nécessaire, et quand la voix est chaude, ce qui vient très vite, la clarté de l’élocution n’est pas altérée par la difficulté de l’émission, qui semble encore plus facile que dans l’Isolde de cet hiver. Elle joue le jeu du personnage qui lui est demandé, peut-être sans conviction intime mais en grande professionnelle, jusque dans la scène grand-guignolesque où elle est censée déchiqueter des nourrissons. Pour elle aussi c’est une déferlante quasiment hystérique qui monte vers la scène. Au bonheur des auditeurs répondent les sourires des artistes ; il faudra baisser le rideau de fer pour que la salle se vide ! Comme on dit le plaisir des yeux, c’était au plaisir des oreilles ! Encore trois dates au calendrier du Capitole pour goûter cette splendeur sonore, dont le souvenir rend tout le reste dérisoire !