La recette de Bob Wilson, tout le monde la connaît : scène quasi vide, fond coloré aux cinquante nuances de gris, personnages figés, positionnés sur le devant de la scène et sans aucune interaction entre eux… Reproduire ce schéma ad infinitum, sans jamais proposer d’approche spécifique aux compositeurs et aux œuvres qui défilent, finit par s’apparenter à ce stade à une production industrielle à la chaîne. La réussite tient finalement du hasard et revient à cette seule question : l’opéra choisi se prête-t-il à la vision wilsonnienne, oui ou non ?
Il se trouve que ce coup-ci, la réponse est oui. Turandot est un opéra très spécial à bien des égards : œuvre inachevée, livret déséquilibré par de véritables tunnels sans que l’intrigue n’avance, des personnages sans psychologie, un twist final parfaitement incongru, le tout sur une musique particulièrement grandiloquente, que Wilson qualifie de kitsch, d’ailleurs. De ce fait, l’approche wilsonnienne, secondée par celle de Nicola Panzer, nous épargnera tout mauvais goût et tout excès, de par la sobriété intrinsèque et la vision résolument épurée des choses. Bob Wilson ne cherche jamais à raconter l’histoire du livret mais dans ce cas précis, cela fonctionne car les ressorts narratifs de Turandot sont fort peu convaincants. Aucune vision de l’opéra de Puccini n’est donc proposée – mais peut-on en faire un reproche, eu égard à cet opéra dont la seule profondeur est musicale ? En misant tout, comme à chaque fois, sur le visuel, de magnifiques tableaux nous sont offerts, grâce aux lumières et décors de Wilson, John Torres et Stephanie Engeln. Altoum siège, hiératique, sur une balançoire impériale, Calaf déclame son « Nessun Dorma » dans une forêt pékinoise improbable, et la scène finale donne à voir le peuple de Pékin tout de noir sur un fond rouge vif. Les costumes de Jacques Reynaud sont magnifiques, notamment ceux des gardes de Turandot ainsi que celui de la princesse, aussi géométrique qu’elle est intransigeante avec ses prétendants. La contrepartie de cette approche est bien sûr qu’aucune émotion ne se dégage de l’ensemble mais on n’en sera pas dérangé car Turandot ne repose fondamentalement pas sur des ressorts émotionnels (si ce n’est pour le personnage de Liù).
© Charles Duprat
La soirée marque aussi la première direction musicale d’un opéra par Gustavo Dudamel depuis sa nomination. Le succès est total, comme en ont témoigné les acclamations du public parisien : incisive, précise mais aussi ample et magistrale, la version de Dudamel restitue une partition non seulement grandiose mais aussi parfois austère. L’Orchestre national de Paris répond présent au rendez-vous et témoigne déjà de sa belle osmose avec son nouveau directeur. Les chœurs de l’Opéra national de Paris ont la puissance et la diction pour eux, confirmant l’excellent travail de la nouvelle cheffe de chœur récemment arrivée, Ching-Lien Wu.
© Charles Duprat
Le plateau vocal, de son côté, est assez inégal. Elena Pankratova fait là des débuts remarqués à l’Opéra de Paris : sa Turandot a la voix d’un inébranlable glacier, dont les aigus fusent comme autant de lames perçantes. La diction, la précision et le souffle en font une excellente Turandot, rigoureuse et impitoyable, sans que les moments d’émotion (« In Questa Reggia » et le duo final) ne paraissent incongrus. C’est toutefois la Liù de Guanqun Yu, faisant également ses débuts à l’Opéra de Paris, qui crève la scène ce soir. Les pianissimi aériens de la soprano chinoise dans « Signore, ascolta » et sa force bouleversante dans ses deux airs finaux lui permettent de camper une Liù magnifique de fragilité et de douceur. Sa performance théâtrale – malgré les contraintes imposées par l’exercice wilsonnien – lui permet de figurer un personnage bouillonnant de sensibilité et de tragique. Elle est d’ailleurs la plus applaudie par le public ! Malheureusement, le Calaf de Gwyn Hughes Jones n’est tout à fait à la hauteur des attentes – fait inédit, le « Nessun Dorma » n’est pas applaudi… Le ténor gallois est un excellent chanteur, assurément, mais Calaf n’est peut-être pas un rôle tout à fait adapté à sa voix qui ne passe pas toujours l’orchestre et dont les aigus peinent à se déployer avec aisance.
Le reste du plateau vocal est de très bonne facture. Vitalij Kowaljow, est excellent : sa voix de basse parfaitement caverneuse, au volume riche et généreux, lui permettent de camper un Timur saisissant de noblesse et de vulnérabilité. Carlo Bosi est convaincant en Empereur Altoum tout comme Bogdan Talos, dont la voix est étonnamment puissante, en Mandarin. Enfin, le trio des ministres, incarnés par Alessio Arduini, Jinxu Xiahou et Matthew Newlin est une réussie totale : les voix s’entremêlent dans une belle harmonie et le talent comique de chacun des trois chanteurs est très bien dosé – ce qui n’est pas gagné car ces trois rôles ont parfois tendance à peser lourd. Les trois chanteurs sautillent et gesticulent : cette relative entorse à l’immobilité wilsonnienne apporte une bouffée d’air frais, qui donne en retour plus de sens à l’inertie des autres personnages.
On notera que c’est encore et toujours le final de Franco Alfano qui est joué, alors qu’il fonce tête baissée dans un happy ending forcé, ampoulé et dénué de toute la modernité dont l’œuvre est porteuse. Cette fin n’est même pas fidèle à la vision de Puccini pour qui Turandot devait s’achever « piano » avec l’ombre planante de la mort tragique de Liù. La fin alternative composée par Luciano Berio – non sans autres défauts – a le mérite d’achever l’opéra dans un souffle et non dans la pompe et aurait été un choix naturel pour cette production averse au grandiloquent.