Une nouvelle production de Tristan und Isolde dans un théâtre allemand revêt toujours un certain enjeu, a fortiori quand l’institution en question a été désignée à plusieurs reprises « opéra de l’année ». Francfort a fait appel à Katharina Thoma et son regard de metteuse en scène pour l’occasion. Proposer une lecture innovante de l’œuvre s’avère d’autant plus compliqué que de Berlin à Bayreuth, la tragédie des amants a connu toutes les adaptations possibles. Aussi Katharina Thoma arpente les traces des metteurs en scène symboliques au travers d’un dispositif somme toute assez simple. Le rectangle blanc de la scène est surpiqué d’une frise de néons qui s’allumeront à l’envie pour créer les ambiances nocturnes et diurnes qui charpentent le livret. A chaque acte, un esquif noir ou blanc vient symboliser la barque sur laquelle dérivait Tristan, là où l’amour naquit. La direction d’acteur reste soutenue et offre une lecture évidente et traditionnelle de leurs relations. Pour autant, Katharina Thoma s’offre quelques trouvailles : le prélude est l’occasion d’une pantomime qui représente ce qu’Isolde narrera à l’acte I – l’entaille dans l’épée, son désir de vengeance aussitôt étouffé par le coup de foudre ; le philtre qu’on ne boit pas puisque l’on prend l’apéritif et que l’on sait déjà que le seul solde à régler est celui de la passion dévorante ; enfin une métamorphose d’Isolde lors de la « Liebestod » où le personnage reste seul en scène dans ce rectangle à la luminosité croissante, à tout jamais transfigurée par cette expérience de l’amour mais bel et bien vivante. On comprend moins pourquoi Marke se promène en chapeau melon ou encore pourquoi Brangäne est attifée comme une hôtesse de la défunte Panam et transporte ses filtres dans une boîte en bois importée de l’EIRE, ou pourquoi Isolde se comporte comme une adolescente attardée avant d’éteindre la torche au deuxième acte. Péchés véniels car le travail global est d’une qualité constante, à l’esthétique léchée.
© Barbara Aumüller
Ce haut niveau se retrouve également dans la fosse et chez les membres de la troupe mobilisés pour ces représentations. Le directeur musical de l’Oper Frankfurt mène ses troupes avec une complicité évidente. Aussi, le son de l’orchestre s’avère assez translucide et chaque pupitre répond avec agilité aux demandes de nuances ou de couleurs que Sebastian Weigle formule. Si la vision globale de l’œuvre n’a rien de très personnelle, la facture globale laisse vivre tout le théâtre et souligne efficacement les ressorts de l’œuvre.
Le plateau faire la part belle à la troupe, qui tutoie l’excellence ce soir là. Tianji Li, venu du Studio de jeunes artistes maison, se révèle un berger sensible. Pour une fois présent en scène, le marin (Michael Porter) peut toiser et moquer Isolde au moyen d’une chanson riche de nuances et d’inflexions qui nous change des habituelles phrases lancées depuis la coulisse. Ian MacNeil, qui vient d’intégrer la troupe, croque un Melot hargneux à souhait. Enfin et non des moindre, Andreas Bauer Kenabas incarne un Marke tout en douleur et en rage rentrées. La voix sombre et puissante se coule dans des accents lancinants qu’une prosodie irréprochable vient encore magnifier. Nul doute que ce Roi Marke sera appelé à briller sur bien d’autres scènes.
Quatre chanteurs joignent leur force à cette troupe exceptionnelle. Christoph Pohl, anciennement à Dresde, propose un Kurwenal loin de l’histrionisme dans lequel certains barytons le plongent trop rapidement. Cette sobriété alliée à la séduction du timbre suffisent à construire un personnage aussi bravache que dévoué. Claudia Mahnke offre une Brangäne luxueuse au timbre crémeux, au souffle infini et à l’intelligence scénique et théâtrale formée sur les plus grandes scènes. Elle illumine les appels du deuxième acte. Ce sont finalement Tristan et Isolde que l’on trouve en deçà de leurs accompagnants. Certes non pas du fait d’un engagement moindre. Vincent Wolfsteiner se consume en scène… ce qui n’est pas sans accident, à chacun des actes, où l’aigu se dérobe à plus d’une reprise. Imperturbable, il parvient à incorporer cette fragilité dans un troisième acte halluciné. Le reste de la performance n’appelle pas de réserve : la voix est saine, le timbre claironnant et la présence scène convaincante. Rachel Nicholls enfin, a muri son incarnation d’Isolde depuis ses débuts aux Théâtre des Champs-Elysées. Elle possède désormais l’endurance pour soutenir les trois actes de manière égale et colore bien davantage les phrases pour montrer les facettes du personnage.