Ah ! On est bien embêté avec les mythes de nos jours. Un philtre magique, une union mystique, une mort transfigurée : qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de tout ça ? Le plus simple est encore de s’asseoir dessus, comme le fait Katharina Wagner dans sa mise en scène de Tristan et Isolde chaque été à Bayreuth depuis 2015. Le plus simple, mais sans doute ni le plus beau ni le plus fort. Laurent Bury l’avait bien analysé l’année dernière : une scénographie lourdingue et franchement hideuse au service d’un désamorçage méticuleux de tous les ressorts symboliques du mythe. Les escaliers qui écrasent toute émotion et toute interaction, obligeant les chanteurs au surjeu pour exister ; la prison du II qui renverse méthodiquement la perspective contemplative du duo d’amour en s’abaissant à illustrer platement les envies de mort des amants. Au III, l’exaltation de Tristan nous donne le vrai beau moment de la soirée, grâce à des jeux de lumière parfaitement calés. Mais la mort d’Isolde forcément n’est ni une transfiguration ni même une mort du tout, à peine une vague complainte dont, évidemment, on ne comprend plus le vocabulaire, le langage ignescent. Tout cela est à mettre de côté.
C’est manifestement ce qu’a choisi de faire Christian Thielemann, dont la vision musicale est l’absolu contrepied de cette entreprise de démystification. Le mythe est alors dans la fosse : direction foisonnante et à la fois unifiée, tendue. Pas de course au volume, plutôt une infinie conscience des textures, grâce aussi à un orchestre sachant se métamorphoser au gré du discours, un moment quatuor à cordes, un autre phalange mahlérienne. C’est somptueux.
© Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath
La distribution, qui comme le reste du spectacle n’a pas changé depuis l’été dernier, est de toute première qualité, seule la sensibilité personnelle à tel ou tel type de tempérament vocal pourra y poser quelques nuances. Il faut distinguer la formidable Brangäne que nous sert Christa Mayer, pas matrone pour un sou ni dans l’attitude ni dans la musicalité. Le timbre est caressant, la voix jeune s’épanouit sans contrainte, à cent lieues de certaines titulaires un peu brutes de décoffrage. Melot impeccable de Raimund Nolte, qui ressemble à s’y méprendre à « Super-Résistant » ; Kurwenal honnête et sans bavure de Iain Paterson, pauvre palefrenier obligé à quarante-cinq minutes de contorsion pendant le 2e acte, ce qui mérite notre sympathie. Distinguons aussi le titulaire des deux « petits » rôles du Berger et du Marin, le très chantant Tansel Akzeybek. René Pape est absolument superlatif, voix qui ne chante pas mais qui vibre, qui bouillonne, qui remplit les oreilles comme peu d’autres : pourquoi le roi Marke ne chante-t-il pas davantage ? Stephen Gould, cela a souvent été dit, n’a pas le plus beau timbre du monde. Certes, ce dernier n’est ni particulièrement ensoleillé ni spécialement ténébreux, mais quelle machine vocale ! Ils ne sont pas dix Tristan à pouvoir déverser ce flot, cette psalmodie infinie sans apparemment ressentir la moindre usure, la moindre intention de se ménager. Quelques ponctuels tracas d’intonation ne peuvent pas porter d’ombre à ce genre d’interprétation si engagée. Engagée, Petra Lang l’est incontestablement, Isolde musclée et nerveuse, voix immense et qui tient ferme la large tessiture, mais pas dénuée d’accidents, voire de cris. C’est là sans doute que le goût personnel l’emporte, qui nous fait préférer dans ce rôle des chanteuses à la vocalité plus ronde, plus homogène, plus intérieure – si c’est possible.